Résistance — Andrea Dworkin

Résistance — Andrea Dworkin


 

The Sexual Liberals and the Attack on Feminism, est un ouvrage édité par Dorchen Leidholdt et Janice G. Raymond en 1990. Le 6 avril 1987, huit cents personnes remplirent un des auditorium de la New York University Law School, alors que des centaines d’autres restèrent à la diffusion extérieure sur écrans. Elles venaient écouter des grandes figures du féminisme, autrices, penseuses, et militantes s’exprimer contre une idéologie et un programme qui, selon elles, détruisait le féminisme en se faisant passer pour son meilleur ami. « Résistance » est la retranscription de l’allocution d’Andrea Dworkin « Resistance », dont nous avons réalisé la traduction ci-dessous.

| Audio original Side 1 Program 4 |
| Dossier : Le libéralisme sexuel à l’assaut du féminisme |
| Livre : version complète en anglais |

 


 

C’est un immense plaisir d’être ici aujourd’hui, puisque le mouvement des femmes semble dernièrement faire l’objet d’une sorte de chantage sur la protection de la sexualité, que notre seul but sur terre serait de préserver la sexualité, pour que personne n’en dise du mal ou la critique. Bien entendu, matériellement, cela a consisté à systématiquement défendre l’industrie pornographique. Et lorsqu’il ne s’agissait pas d’une défense virulente de cette industrie, il n’y avait au mieux que passivité, apathie et indifférence de la part de femmes, féministes au fond de leur cœur, mais qui ne se bougeront pas le cul, qui n’iront jamais dans la rue pour aider d’autres femmes qui souffrent.

Selon toute vraisemblance, les pornographes étaient en train de gagner. Mais pour la première fois, ils ont peur. Ils ont bien raison, puisque nous avons nui à leurs affaires. Ils nous en pensaient incapables. Ils sont les empereurs du profit et de la douleur. Rien ne peut les toucher.

Au début, quand le mouvement des femmes s’est attaqué à l’industrie de la pornographie, les gens disaient : « C’est inutile. C’est sans espoir. On ne peut pas s’opposer à eux. On ne peut rien faire ». Leur pouvoir, tout autant que leur richesse, semblait écrasant. Leur contrôle des médias en faisait des adversaires redoutables. Nous ne possédions pas grand-chose. Comment pouvions-nous faire face à leur accès à la légitimité – c’est-à-dire à l’armada d’avocats à leur service ?

Nous avons pris nos petites pancartes piteuses et avons marché en rond pendant 15 000 km[1]. Nous étions fatiguées, abattues et démoralisées, nous nous disions : « On ne va nulle part ». Le lendemain, nous sommes reparties, et à nouveau, nous avons marché 15 000 km en cercle. Et dans tout le pays, dans les villes et les villages, partout, des femmes ont milité contre la pornographie.

Les médias n’en ont jamais parlé. Des tas de gens s’en foutaient. Mais le féminisme était bien vivant dans tout le pays parce que les femmes militaient contre la pornographie et s’en servaient comme nouvelle base d’une compréhension plus fine de la réalité des violences sexuelles : comprendre comment ces abus convergent pour nous blesser, nous rabaisser, nous transformer en marchandises.

Puis, à Minneapolis, nous avons élaboré une loi sur les droits civils, et les pornographes ont soudain compris que nous tentions de laminer leurs profits. Non seulement toutes ces drôles de petites femmes marchaient en rond à se donner le tournis, mais nous imaginions même pouvoir entrer dans un tribunal et dire : « On casse vos tirelires, on prend votre argent, et on l’utilise pour les femmes. Voilà ce qu’on va faire ».

Leur réaction, leur mobilisation contre le décret sur les droits civiques, a été spectaculaire. Non pas parce qu’ils pensaient que l’ordonnance allait échouer. Leur colère, leur hostilité, leur frustration, leur agressivité, leur sont venues parce qu’enfin ils nous ont pris au sérieux en tant que force politique capable de leur nuire.

De façon affreuse, exactement au même moment, le sol s’est dérobé sous les pieds des militantes du mouvement des femmes. Tout le monde s’est transformé en poules mouillées et s’est enfuit. Dorénavant, nous nous taisons. Nous faisons tout notre possible pour éviter de leur dire : « En fait, vous savez, on utilise des miroirs »[2]. Nous avons agi comme si l’on savait ce qu’on faisait, et comme si l’on savait aussi ce qu’ils faisaient et préparaient.

En réalité, la volonté de les détruire est passée de mode… Parce que les détruire serait une mauvaise chose, ce serait de la censure… Et si le petit Bob Guccione[3] ne peut pas dire tout ce qu’il veut – même s’il a besoin du corps d’une femme pour le dire – alors il s’agirait pour le pays d’une dégradation des idées, de la liberté politique – de notre[4] liberté politique, nous dit-on. Nous devrions le protéger afin de protéger notre liberté politique. Nos corps sont le langage dans lequel il s’exprime, et notre responsabilité serait de nous assurer qu’il continue à le faire.

Malheureusement, les femmes sont tombées dans le panneau, elles y ont cru, elles ont été intimidées, elles se sont tues au nom du Premier amendement[5], que nous ne pouvons même pas utiliser. En fait, il faut déjà être capable d’exprimer son point de vue pour qu’il puisse être protégé par le Premier amendement. Mais on ne peut pas l’exprimer quand on est trop pauvre, trop folle, ce qu’un paquet de femmes sont devenues après leur calvaire, quand on a été réduite au silence par des abus sexuels, peut-être dès le plus jeune âge, et qu’on s’est battue, encore et encore, pour notre identité et notre intégrité que quelqu’un essayait de détruire avant même leur formation complète. Ce silence dans lequel nous vivons, nous sommes censées l’accepter.

En réalité, aussi pénible et difficile soit-il de le saisir, les hommes utilisent la sexualité pour exprimer leur domination sur nous. Et encore, c’est une belle façon de le dire. La sexualité est construite, comme on l’a dit, elle « est » la domination masculine. C’est ce qu’elle est dans une société dirigée et contrôlée par les hommes et dans laquelle nous sommes inférieures et sexuellement subordonnées.

Je pense qu’il n’est pas surprenant, dans ce système, que les femmes aient appris à érotiser leur impuissance. C’est une tragédie, mais ce n’est pas une surprise. Et c’est un sacré avantage pour la domination masculine : dominer devient bien plus simple dès lors que les femmes apprennent à ressentir du plaisir sexuel dans leur soumission. Ce n’est pas la police qui maintient les femmes soumises.

Je ne sais pas pourquoi nous pensons que nous n’avons pas le droit d’exister, tout simplement. Les pornographes peuvent se sentir en sécurité en marchant dans les rues. J’ignore pourquoi toutes les boutiques de pornographie se sentent en sécurité jour après jour, mais c’est ainsi. Je ne me sens pas en sécurité, mais eux le sont. Ils n’ont rien à craindre, même de notre part. Qu’allons-nous leur faire ? Nous pourrions faire tant, mais nous ne faisons rien.

Ce que je demande, ce que j’implore, c’est un activisme cohérent et militant contre ces institutions et contre ces systèmes d’exploitation qui font souffrir les femmes. Je vous supplie de considérer la pornographie comme l’une de ces institutions. Où que vous vouliez mettre votre cœur, votre esprit et votre corps dans la lutte pour la liberté des femmes, vous devez le dire ou le montrer aux autres. Vous ne pouvez pas simplement avoir ces idées en tête et être pleine de bonne volonté. Il faut accepter d’être un peu héroïque, d’encaisser les coups que l’on reçoit, d’être punie – on sera de toute façon punie et blessée pour le simple fait d’être une femme.

Toutefois, lorsque vous devenez politiquement active, comme je suis sûre que beaucoup d’entre vous le savent, ils apprennent votre nom. Puis ils ordonnent : « Attrapez-la. Chopez celle-là. Occupez-vous en ». Ils écrivent votre nom. Ils comprennent. Ils ont une liste de priorités. Et s’ils connaissent votre nom, vous arrivez en haut de cette liste. C’est pourquoi vous prenez un risque, celui d’être encore plus sévèrement punie qu’auparavant.

Je vous demande de refuser de perdre ce que nous avons gagné en quinze ans d’efforts pour comprendre les abus sexuels, pour comprendre la façon dont la violence sexuelle devient normative dans cette société, tous les efforts accomplis pour combattre les personnes qui essaient délibérément de nous faire du mal. Aucune ambiguïté à ce sujet. Ils ne mentent pas, vraiment pas. Ils l’admettent. Ils veulent simplement que vous ne vous en préoccupiez pas, que vous ne fassiez rien, que vous restiez passives et persuadées que vous êtes incapables de changer les choses.

Nous avons fait d’énormes progrès. S’il n’y a pas de mouvement des femmes – pas de résistance réelle, politique, organisée, active et militante – nous ne ferons pas de progrès supplémentaires. Les miroirs ne peuvent rien achever de plus[6]. Je vous implore de trouver un moyen de revigorer votre militantisme contre la haine des femmes, contre la violence sexuelle envers les femmes, et de ne pas céder au chantage sur la protection de la sexualité, en particulier pour toutes sortes de pratiques sexuelles qui font spécifiquement et clairement du mal aux femmes…

 

— Traduction : Cornélius

 


 

Autrice

Andrea Dworkin est une autrice et militante féministe radicale américaine qui s’est fait connaître durant les années 1980 en tant que porte-parole du mouvement antipornographie. Elle a publié une quinzaine de livres dont Coït (Intercouse), Les femmes de droite (Right-wing Women) et Souvenez-vous, ne cédez pas.

 

 


 

Notes du traducteur


1. Il est ici fait référence à une campagne féministe à laquelle Andrea Dworkin a participé en 1976. Plusieurs militantes féministes se sont opposées à la diffusion du film Snuff en organisant des manifestations devant les cinémas qui le diffusaient. Ces militantes s’opposaient à la diffusion et à la marchandisation de scènes de violences envers des femmes. En effet, le film mettait en scène de manière très réaliste des violences extrêmes envers des femmes, dont des scènes de meurtre. Les années suivantes furent marquées par plusieurs marches féministes contre la pornographie. Durant cette campagne, les militantes féministes faisaient des manifestations sans destination, mais marchaient en cercle sur une place ou dans une rue.


2. Les miroirs font ici référence à une pratique militante importante au sein de ces courants féministes. Il s’agissait d’encourager les femmes à connaître leur corps. Les miroirs étaient utilisés afin de s’observer soi-même, de découvrir ainsi ses organes sexuels. Wendy Stock dans son intervention au même congrès détaille d’ailleurs ces pratiques : « explorer visuellement la zone du vagin, à l’aide d’un miroir (ce que nombre de femmes n’ont jamais fait), et, à l’aide de ses doigts, identifier ses zones érogènes. Le but de ces exercices est que les femmes puissent contrôler elles-mêmes leur excitation et leurs connaissances sexuelles, plutôt que de laisser ce contrôle à leur partenaire ».


3. Bob Guccione est le fondateur du magazine pornographique américain Penthouse. Ce magasine publiait de nombreuses photographies qui objectifiaient les femmes et glorifiaient la soumission féminine. Bob Guccione revendiquait le droit à une telle ligne éditoriale au nom de la liberté d’expression. Andrea Dworkin, avec d’autres militantes, militaient pour l’interdiction de Penthouse au même titre que celle du magazine Playboy.


4. Les accentuations sont des ajouts du traducteur.


5. Premier amendement de la Constitution des États-Unis, qui protège différentes libertés individuelles dont la liberté d’expression.


6. Voir la note précédente sur l’usage des miroirs dans les pratiques militantes féministes de l’époque.

 

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