Full Spectrum Resistance 1/4 : Se battre et Gagner

Full Spectrum Resistance 1/4 : Se battre et Gagner

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Ce podcast est le premier d’une série de quatre épisodes consacrés à l’ouvrage Full Spectrum Resistance d’Aric Mcbay. Il s’agit de notes de lectures traduites de ce livre en deux tomes, avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur. Dans cet épisode, nous allons voir pourquoi il est nécessaire de se battre aujourd’hui, de construire un mouvement de résistance en différents groupes,  le mythe de la résistance pacifiste, la diversité des tactiques, une façon de rendre acceptable des idées radicales et quelques conseils afin rester unis dans nos luttes.

 

ARTICLE FORMAT PDF : FSR_Resistance

 

 

I. POURQUOI SE BATTRE

 

La persuasion morale ne fonctionne pas

 

Trop de personnes sont naïves sur la capacité de la « persuasion morale » pour provoquer un changement social. Nous sommes nombreux et nombreuses à penser que si nous donnons un bon exemple ou de bons arguments, les personnes au pouvoir seront convaincues d’arrêter leurs atrocités. En réalité, les personnes au pouvoir sont conditionnées pour être aveugles aux questions de structure de pouvoir qui les ont mis à cette place. Elles font partie d’une grande machine à exploiter et dominer, et on ne persuade pas une machine, on la casse. Les quelques individus qui agissent avec compassion sont plus à considérer comme des éléments défectueux de la machine qui seront bientôt remplacés par les patrons ou les actionnaires.

Nous devons arrêter de penser comme un mouvement d’opposition mais bien comme un mouvement de résistance. Il y a une différence entre dissidence et résistance. Une personne dissidente pense que la société est injuste et partage cette pensée avec d’autres. Une personne résistante passe à l’action et tente de gêner ou démanteler les systèmes d’oppression politique, économique et sociaux.

L’État et le capitalisme étant les deux systèmes les plus puissants du monde, il n’est pas étonnant que, dans la pensée dominante, un passage à l’action se résume souvent à « voter » ou bien « voter avec son porte-monnaie ». Mais ces tactiques n’ont jamais empêché l’exploitation ou menacé véritablement un système basé sur l’injustice, et ne le feront jamais. Nous devons construire un force politique qui confronte le pouvoir directement, c’est à dire lutter.

Les libéraux de gauche sont mal à l’aise avec l’idée d’affronter directement le pouvoir, car ils s’identifient au système et en bénéficient en partie. Malheureusement ils et elles refusent d’entrer en résistance et découragent les autres de le faire. Dans les mouvements d’opposition, les organisateurs, les leaders ont peur de se mettre à dos une partie du public ou des donateurs, et adoptent la position la plus lâche possible pour ne surtout fâcher personne. Ils et elles empêchent trop souvent l’action et l’escalade dans les situations ou elles sont nécessaires.

Gene Sharp avait compris qu’un mouvement de résistance fonctionne en mobilisant une force politique et non en persuadant les exploiteurs. Cette résistance doit être solide pour ne pas se laisser distraire ou désamorcer par un processus de négociations. Dépenser de l’énergie à essayer de convaincre le pouvoir de ce qu’est la vérité est une pure perte de temps. Le pouvoir se fiche de la vérité, il ne répond qu’à l’augmentation du coût social, qu’à la force. Cette force peut être politique, économique, sociale et physique. Ceux au pouvoir profitent de l’exploitation de la planète et des personnes, la seule façon de les en empêcher est d’augmenter le coût de cette exploitation, jusqu’à ce qu’elle soit si élevée qu’ils ne puissent plus continuer.

 

La civilisation industrielle n’a pas d’issue

 

Nous nous battons car c’est la seule chance de survivre, car la civilisation industrielle n’a pas d’issue, car il n’y a nulle part où s’échapper. Avant que la civilisation industrielle ne les extermine, la planète regorgeait de peuples qui savaient vivre de manière soutenable dans leur environnement, qui avaient du respect pour l’égalité et la justice. Si ces peuples indigènes n’ont pas réussi à convaincre la culture dominante de s’arrêter juste en vivant de façon alternative, alors nous ne pourrons pas non plus.

La domination du capitalisme n’est pas un phénomène nouveau, les institutions de la « démocratie » n’ont pas été corrompues, elles ont été dès leur origine un outil de prédation et de colonisation. Malgré le fait que beaucoup de personnes comprennent qu’elles ne vivent pas dans de réelles démocratie, elles insistent pour que nous prétendions que ce soit le cas. C’est une énorme erreur stratégique. Car notre auto-persuasion, cette illusion que nous sommes en démocratie nous empêche d’utiliser des tactiques qui permettraient de changer efficacement la société justement vers un modèle plus démocratique.

Comme dans l’expérience de Milgram, lorsqu’une personne résiste, elle inspire les autres. Aucune victoire n’est possible si personne n’essaye, et les actes de défiance peuvent maintenir vivante la résistance quand elle est à son plus bas. Lutter est une belle tradition qui fait partie de notre histoire. Chaque droit que nous possédons à été conquis grâce à des gens qui ont défié l’autorité et se sont organisés contre l’oppression. Beaucoup de personnes, célèbres ou anonymes, ont donné leur vie dans la lutte pour un futur meilleur.

Nous devons nous aussi lutter même si nous savons que la majorité ne le fera pas, car trop privilégiée ou endoctrinée, distraite ou prisonnière d’une routine. Nous devons nous battre car sans planète vivante, nous n’avons plus rien à perdre. Nous devons lutter car se retenir ne nous met pas en sécurité. Avoir de la compassion pour les esclavagistes est très risqué car les gens au pouvoir ont une psychologie différente de ceux qui résistent. Bien sûr ils vont essayer de réprimer ceux qui ripostent, ils vont attaquer les éléments les plus efficaces, avant de s’attaquer aux autres. Et c’est pour ça que nous devons les arrêter.

Et nous devons nous rappeler que même si nos victoires ont été effacées de la mémoire populaire, la lutte fonctionne, que ce soit contre l’esclavage, pour la libération des femmes, pour le droit des travailleurs etc. Ce que les plus pauvres ont, ils et elles le doivent à la lutte. Un mouvement de résistance est bien plus qu’un simple mouvement social. C’est un mouvement social qui considère que les structures de pouvoir de la société sont injustes et qu’elles doivent en conséquences être entravées ou démanteler.

 

 

II. SE BATTRE POUR GAGNER


Dans beaucoup d’œuvres de fiction, la révolution ou la résistance est toujours quelque chose qui arrive ailleurs, ou à une autre époque, et met en avant des actes spectaculaires, spontanés et individuels. La réalité est bien moins glamour. Certes un mouvement de résistance nécessite courage et persévérance, mais aussi beaucoup de travail et d’organisation collective qui n’ont rien de spectaculaire. La radicalité, c’est remonter à la racine du problème, c’est à dire comprendre et confronter les structures comme la ségrégation, le patriarcat ou le capitalisme, maintenues par les institutions. C’est pourquoi les radicaux ont tendance à faire la promotion d’actions politiques qui débordent de ce que les institutions considèrent comme acceptables.

 

Sortir de la culture de défaite

 

Comme les libéraux, les radicaux peuvent parfois utiliser les institutions pour obtenir des changements, mais préfèrent construire leur propre pouvoir collectif en dehors pour créer des mouvements autonomes. Nous devons passer d’une culture de défaite à une culture de résistance. La culture de défaite célèbre la faiblesse, le manque de vision et d’audace. Elle recherche la pureté personnelle dans les modes de vies, les militants se jugent les uns les autres dans une hostilité horizontale. Elle mène ses membres à une tristesse, un épuisement jusqu’au retrait, et une omniprésence d’actions symboliques. Sans buts précis, clairs, identifiables, atteignables, les personnes ont du mal à trouver un terrain d’entente et se battent entre elles. Ces divisions sont un désastre car nous avons besoin d’une diversité de personnes engagées, avec différentes compétences et histoires personnelles.

La culture de résistance au contraire privilégie la solidarité, la communauté, les actions efficaces. La rage est un moteur de la lutte. Si elle n’est pas projetée contre l’oppresseur, elle se fera contre les camarades. Nous devons utiliser cette rage dans des actions qui changent le monde.

Contrairement aux nombreuses communautés alternatives qui ont émergé à partir du 19e siècle en rejetant et s’isolant de la société, nous ne voulons pas simplement nous retirer de la société, mais la changer. Nous ne voulons pas nous cacher mais construire des lieux sociaux et physiques où les idées radicales peuvent fleurir et se développer. Des lieux ou des temps qui permettent aux personnes d’en sortir et de changer le monde. Si un mouvement social peine à récompenser ses membres en victoires il prend le risque de se fragmenter en de multiples petites sectes, mais s’il gagne ou déclare une victoire trop rapidement, il risque de s’institutionnaliser.

 

La classe libérale

 

La classe libérale, ou classe moyenne encadrante, par son individualité et sa peur de perdre ses privilèges, est un obstacle énorme pour la résistance. Mais le plus grand danger de cette classe moyenne n’est pas sa complicité avec l’État ou les crimes des entreprises, mais sa prétention à représenter toutes celles et ceux qui se battent pour plus d’égalité et de justice. Ces personnes privilégiées imposent leur agenda aux mouvements sociaux, et continueront de le faire tant que les radicaux ne s’affirment pas. Les radicaux doivent être fiers de revendiquer leur histoire et s’organiser hors des limites étouffantes de la gauche libérale.

 

Le mythe de la non-violence

 

Le mythe de la persuasion pacifiste faisant souvent appel à Mandela ou Gandhi, procède d’une révision historique. Mandela n’a jamais été un pacifiste et la stratégie de libération d’Afrique du Sud n’était pas non-violente. La lutte comporta pendant des décennies des actions de non-coopération, de destructions matérielles et de violentes attaques sur les agents du gouvernement. La résistance réussit quand le gouvernement ne peut plus s’adapter aux perturbations croissantes.

Les dirigeants proposèrent même à Mandela de sortir de prison s’il faisait la promotion du pacifisme, ce qu’il refusa. Il déclara « La non-violence n’est pas un principe moral mais une stratégie. Et il n’y a aucune supériorité morale à utiliser une arme inefficace ». Le mouvement utilisa la force économique (boycott); la force politique (désobéissance) et la force physique (sabotage, incendies, attaques).

L’histoire du mouvement d’indépendance indien nous enseigne que tant les campagnes militantes que non-violentes eurent un rôle critique dans la résistance contre les Anglais. Les campagnes non-violentes ont mobilisé des millions de personnes et les campagnes militantes ont fait comprendre que ces millions de personnes pouvaient éventuellement arrêter d’être non-violente, ce qui terrifie les puissants. Sans les deux ailes de ce mouvement (violente et non-violente), la lutte n’aurait pas vu voir la victoire, elles se complètent.

Vous ne pouvez pas persuader un psychopathe, un dictateur ou une entreprise grâce à des arguments moraux ou grâce au pacifisme. Mais, et c’est très important, vous ne pouvez pas non plus les persuader grâce à la violence. La distinction ne doit pas se faire entre violent et non-violent mais entre efficace et inefficace. La tâche d’un résistant n’est pas de changer la mentalité des personnes au pouvoir mais de mobiliser un mouvement qui exerce une force économique et politique, en choisissant les tactiques et stratégies qui rendent ce mouvement efficace.

 

Qu’est-ce qu’une culture de résistance ?

 

La culture de résistance est un terrain fertile pour des actes de défis et des campagnes victorieuses.

  • Mémoire : les gens connaissent l’histoire et se souviennent des luttes qui ont réussi ou échoué.
  • Culture vivante : cette histoire n’est pas seulement rangée dans les musées mais s’exprime et se renouvelle au travers d’œuvres en tous genre et d’activités de la vie quotidienne.
  • Opposition : la culture de résistance ne se contente pas d’être une culture alternative qui promeut le retrait de la société. Elle forme des bases et va s’attaquer directement à la culture dominante pour la défaire
  • Action : la culture de résistance ne se contente pas d’œuvres, elle passe à l’action pour consolider, entrainer le mouvement et obtenir des gains matériels.
  • Solidarité : L’important n’est pas d’ergoter sur des questions théoriques mais d’être solidaires, de s’encourager les uns les autres et d’apporter des critiques constructives..
  • Risques et sacrifices : La résistance requiert de prendre des risques. Pas la peine de vouloir à tout prix être un martyr ou être imprudent car ce n’est pas efficace, mais il faut parfois mettre de côté ses besoins personnels pour donner de l’énergie à la lutte.
  • Support pour le front : la majorité du mouvement de résistance n’est pas sur le front (prises de risques, blocages, sabotages…) mais offre un support moral en faisant la promotion de la résistance, et matériel (dons, aides, nourriture, soins, aide aux prisonniers etc)
  • Communauté : Une communauté liée et solidaire est la base de la résistance et indispensable à sa victoire.
  • Conscience du mouvement : Une communauté seule ne suffit pas si elle ne fait pas d’effort pour s’organiser et construire un mouvement vivant et efficace
  • Institutions parallèles : Au fur et à mesure qu’elles grandissent, les cultures de résistance forment leur propres réseaux logistiques et institutions parallèles (entraide, soin, nourriture, justice, éducation…)
  • Autosuffisance : les mouvements de résistance cherchent à être autonomes en s’équipant avec leur propre matériel, outils de communication, autosuffisance alimentaire en cultivant ses propres terres, armes de combat etc…

 

 

III. SPECTRE COMPLET DE LA RÉSISTANCE

 

La fenêtre d’Overton

 

Une pensée trop souvent répandue dans la gauche libérale veut que les actions de résistance soient déjà acceptées par la majorité avant de les utiliser, pour ne pas se couper du public potentiel. C’est la raison pour laquelle la gauche s’est réfugiée dans des choix de mode de vie sans confrontation réelle avec le pouvoir (tri des déchets, choix de consommation, écovillages etc). Mais la réalité historique est différente. Des actions plus radicales, à la limite de l’acceptabilité, peuvent profiter au mouvement de différentes façons. Comme nous pouvons le constater, cette méthode politique est clairement utilisée par la droite et l’extrême-droite pour légitimer leurs discours de plus en plus réactionnaires.

Le principe consiste à faire la promotion d’actions qui paraissent impensables, extrêmes ou trop radicales, pour pousser ces idées un peu plus loin sur le spectre de l’acceptabilité. Grâce à la propagande et la répétition, des idées politiques peuvent devenir acceptables, populaires, voire même devenir la règle. Les militants doivent pour cela forcer le changement des mentalités grâce à des actions directes et des actes de rébellion, jusqu’à ce que les modérés ancrent ce changement dans leurs organisations et instituent ces idées et ces pratiques autrefois considérées comme radicales.

Pour prendre un exemple, au début du mouvement des droits civils aux États-Unis, les manifestations dans la rue étaient considérées comme dangereusement radicales par certains. Puis les organisateurs de sit-in et de boycott dont fit partie Martin Luther King furent accusés d’être des agitateurs extérieurs. Mais de fil en aiguille, la multiplication des boycotts et des sit-ins rendirent les manifestations sûres et acceptables. L’introduction de nouvelles idées et actions radicales est une façon cruciale d’aller de l’avant pour n’importe quel mouvement social.

 

La nécessité du conflit

 

La raison principale pour laquelle les modérés et les militants ont du mal à s’entendre concerne le rapport au conflit. Les militants pensent que le changement n’arrive qu’en mettant en évidence le conflit et la confrontation directe avec l’injustice, alors que les modérés pensent que le changement arrive petit à petit en négociant avec les puissants. Les militants veulent nuire au confort des privilégiés mais les modérés tentent de soulager cet inconfort…

Les groupes militants qui utilisent l’action directe s’engagent dans une sorte de négociation mais leurs efforts sont moins une tentative de trouver un accord que de créer une situation conflictuelle avec le système de pouvoir, et ce conflit arrivera à terme d’une façon ou d’une autre. Les groupes modérés libéraux, eux, se focalisent sur les négociations et ce faisant, ils nuisent aux efforts de la base la plus active. Par exemple en s’appropriant l’intégralité des progrès effectués par les actions des militants radicaux, et en niant l’importance de telles actions. Pourtant l’existence de groupes radicaux actifs rend le travail des groupes modérés bien plus facile.

Pour les libéraux, c’est le conflit immédiat qui est souvent considéré à tort comme le problème à résoudre, et non pas les structures de pouvoir injustes qui en sont la racine. Ils et elles se font souvent plus de soucis quand à la possibilité d’une émeute que concernant les siècles d’injustice et de violence qui ont déclenché le mouvement. L’objectif des libéraux est souvent de faire élire quelqu’un qui va prendre des décisions politiques qui vont dans leur sens. Mais historiquement les changements politiques majeurs n’arrivent pas grâce à l’élection de politiciens sympathiques. Ces changements arrivent quand les politiciens ont peur du peuple, des mouvements sociaux. Quand ils ont peur d’une révolution. Quand suffisamment de force politique est employée, des concessions sont faites, même par les politiciens les moins sympathiques.

Parfois les libéraux se félicitent eux-mêmes d’avoir négocié la fin d’un conflit, même après avoir contourné la mobilisation et les revendications d’un groupe et après avoir rendu le problème original encore plus difficile à résoudre. Les radicaux considèrent ce comportement des libéraux comme court-termiste, arrogant, voire traître, et ils ont bien souvent raison.

Dans le système capitaliste, où l’argent est roi et la propriété sacrée, les puissants ne comprennent qu’une seule chose : les attaques qui mettent en danger leur revenus, parts, investissement, richesse. La décision de s’attaquer aux propriétés ne se base pas sur des réflexions d’éthiques mais bien sur des questions d’efficacité. Si une personne veut immobiliser une voiture, elle ne va pas abîmer le petit miroir du pare-soleil, elle va plutôt détruire le moteur car c’est l’élément le plus cher et le plus difficile à réparer.

 

Diversité des tactiques

 

Chaque mouvement doit prendre des décisions importantes à la fois quant à la stratégie (le plan général pour progresser) et les tactiques (les actions spécifiques pour avancer dans le plan). Dans la mythologie des libéraux de gauche, un mouvement doit se restreindre à utiliser un ensemble très limité de tactiques (comme la persuasion non-violente). Mais la réalité historique nous montre que les mouvements qui ont réussi ont presque toujours utilisé une diversité des tactiques.

Par exemple les Deacons for Defense se considéraient eux-mêmes comme une part du vaste mouvement des droits civils américains. Ils ne s’opposaient pas à l’action directe non-violente, au contraire il l’encourageaient en tant que tactique, et dépensaient leur propre énergie à défendre les activistes non-violents. Ce à quoi s’opposaient les Deacons était l’idée dogmatique selon laquelle l’action non-violente exclue l’auto-défense.

Dans le livre figure un tableau appelé Taxonomie de l’action. Il répertorie les différentes tactiques possibles de la moins risquée à la plus risquée. En regardant le tableau, nous devons passer en revue les différentes tactiques en nous demandant : Ces tactiques sont elles efficaces pour nous ? Ces tactiques peuvent-elles maximiser notre force politique et diriger cette force de façon intelligente ?

La non-coopération de masse peut enrayer l’économie jusqu’à l’arrêt, mobiliser des millions de personnes et terrifier les puissants. Mais s’empêcher d’utiliser la violence ne met pas automatiquement hors de danger. Si le mouvement menace sérieusement la position des puissants, ils attaqueront comme ils l’ont déjà fait. Le deuxième problème de cette tactique est le nombre. Étant donné que la force politique déployée par individu est très faible dans le cas d’un boycott, il faut beaucoup de personnes mobilisées pour être réellement efficaces. Et comme de nombreuses opérations fiscales sont aujourd’hui automatisées (comme par le prélèvement à la source), il devient difficile de s’y opposer. Mais la plus grande limite est que la non-coopération ne peut être efficace que pour les personnes qui participent déjà au système dominant et peuvent arrêter de coopérer. Il est important de se rappeler que même ces actes de non-coopération ont besoin de personnes qui s’engagent plus activement pour mettre en place les campagnes.

Quant au lobbying, influencer les politiciens, c’est un acte très indirect car il s’agit de demander à ceux au pouvoir de dire à d’autres personnes de faire des choses pour vous. Les marches sont des actions un peu plus directes car elles montrent une mobilisation populaire mais elle ne sont pas assez gênantes pour générer une force politique conséquente. L’éducation et la sensibilisation sont un moyen de recruter de nouvelles personnes pour un mouvement si elles poussent à l’action. La construction d’alternatives, bien qu’essentielles à un large mouvement de résistance ne sont pas efficaces si elles restent purement dans une logique de retrait.

 

Les tactiques plus risquées

 

Les tactiques restantes à disposition créent un force politique bien plus importante, par contre elles sont plus risquées. Quelques saboteurs à Elaho Valley ont mis fin à des opérations de déforestation que des milliers de manifestants pacifistes n’arrivaient pas même à ralentir. Les millions de personnes qui ont boycotté Red Hot Video Stores n’auraient jamais pu accomplir ce qu’une douzaine de militantes de Wimmin’s Fire Brigade ont accompli en une nuit (des incendies de magasins). Les stratégies de masse sont totalement applicables et intéressantes, mais l’action directe d’un petit nombre peut créer un changement rapidement.

Dans les mouvements de résistance, seulement 2 ou 3 % des personnes sont engagées en première ligne d’une confrontation directe avec le pouvoir. La vaste majorité soutient celles et ceux qui sont au front, grâce au recrutement, entrainement, transmission d’informations, hébergement, transport des activistes, etc. La confrontation directe inclue les occupations, blocages, expropriations, destructions de biens, et violence contre les personnes. La destruction de propriété n’est pas forcément violente, il ne s’agît que d’objets ou de bâtiments. Et ont peut dire au contraire que de nombreuses propriétés sont violentes, car elles maintiennent une violence contre les travailleurs ou la planète.

D’une façon générale, c’est le nombre de personnes disponibles qui détermine quelle tactique sera efficace ou non. Parfois les libéraux qui ont tendance a oublier leurs propres privilèges, critiquent les militants qui font «le choix la violence ». C’est important de comprendre que l’efficacité d’une tactique ne provient pas d’aspirations morales mais dépend de la nature oppressive du système qui est affronté. Pour citer Nelson Mandela, c’est l’oppresseur qui détermine quelle tactique doit être utilisée pour le déloger. Si votre objectif est de convaincre une chaîne de café d’utiliser des gobelets en papier recyclés, alors un boycott fera l’affaire. En revanche, si vous voulez abolir l’esclavage ou mettre fin à une occupation militaire, on dirait que vous allez avoir besoin de sacrément plus de force politique.

Que ce soit le mouvement des droits civiques, la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, ou la Guerre d’indépendance américaine, les mouvements victorieux utilisent presque toujours l’intégralité du spectre de résistance. Et lorsqu’il s’agit de s’opposer à un gouvernement totalitaire, les mouvements de résistance sérieux et solides délaissent souvent les tactiques préférées de la gauche libérale car ils ont conscience d’être en conflit direct avec un tyran. Utiliser la diversité des tactiques permet au mouvement de maximiser son efficacité et de dépasser les limites que comportent chaque tactique prise individuellement.

 

Mises en garde

 

Attention cependant, certaines tactiques peuvent entrer en conflit les unes avec les autres, elles doivent donc être choisies et appliquées de façon complémentaire dans le cadre d’une stratégie générale. Chaque groupe se doit d’avoir une cohérence interne, que ce soit pour les prises de décisions, les méthodes de recrutement, les objectifs et stratégies. Mais cela ne veut pas dire que tous les groupes du mouvement doivent être absolument identiques.

Pour faire une comparaison intéressante, le refus d’aborder sérieusement la question des stratégies d’action directe et de la violence, notamment avec les jeunes, est l’équivalent d’une éducation sexuelle basée sur « abstinence uniquement ». Ce genre d’éducation n’empêche ni les grossesses non désirées ni les maladies, bien au contraire. Pour la même raison un monologue « pacifiste uniquement » distant de la réalité n’aide pas un mouvement social à prendre les bonnes décisions, ni a réduire la violence sur le long terme.

Il peut y avoir un mauvais usage de l’action directe, pas stratégique, au mauvais moment, c’est vrai. Mais ce n’est pas l’usage en lui-même de ces tactiques qui est mauvais, mais le mauvais usage. D’ailleurs, une mauvaise stratégie ne concerne pas uniquement les mouvements militants radicaux, beaucoup de libéraux imaginent des campagnes avec de mauvais choix stratégiques. Mais c’est juste plus difficile à remarquer car ils avaient déjà peu de chances de gagner quoi que ce soit à l’origine. Ce qui nuit à un mouvement de résistance, c’est plutôt quand il cesse d’être gênant pour se mettre à faire du lobbying, quand il négocie trop tôt ou trop facilement, ou quand il est coopté par le pouvoir.

La confrontation avec le pouvoir est importante, mais les mouvements de résistance ont aussi besoin d’autres compétences comme la sécurité, la stratégie et la logistique pour se construire, remporter des batailles et maintenir la lutte. Les mouvements peuvent consciemment limiter leurs objectifs à court-terme pour construire leur unité, prendre le temps d’augmenter leur capacité et grandir.

La capacité d’inspirer et de montrer de la défiance est un élément clé de tout mouvement de résistance. Pour les groupes militants minoritaires, l’histoire montre que s’il faut choisir entre les deux, alors des actes militants radicaux non organisés (comme le jet de pierres ou le black bloc) sont plus efficaces qu’une bonne organisation sans action militante. Mais il y a une troisième option : la construction d’un mouvement qui a pour priorité la solidarité et la diversité des tactiques tout en critiquant et faisant évoluer sa propre stratégie. Une bonne organisation peut rendre quelques actions militantes très efficaces. L’harmonie tactique n’arrivera pas en supprimant toutes les tactiques militantes au profit du plus petit dénominateur commun (comme les marches pour le climat), mais en développant des stratégies ensemble, de façon solidaire, en encourageant l’activisme à s’adapter à la situation.

 

Construire un mouvement

 

Un programme de contre-intelligence comme COINTELPRO avait pour but de détruire le mouvement de résistance des droits civiques américains. Ces programment tentent notamment de créer des divisions à l’intérieur même des mouvements ou entre les différents mouvements de résistance. Ils n’ont souvent besoin que d’exacerber les tensions qui existent déjà, là où la solidarité est faible, où les groupes sont fragmentés, les organisateurs paranoïaques et en compétition. Nous sommes faibles quand les mouvements peuvent être divisés sur les tactiques, la race, les classes, le genre.

Le célèbre adage Diviser pour mieux régner est le principe opératoire de chaque empire. Les puissants ont toujours œuvré sans relâche à mettre en compétition les classes dominées les unes contre les autres.. C’est comme ça qu’ils se maintiennent. Le succès d’une lutte pour la justice dépend lourdement de notre capacité à surmonter cette stratégie de division.  Une chose paraît donc évidente : aucun mouvement ne pourra jamais apporter une libération future s’il ne combat pas en interne les attitudes oppressives. Ces attitudes peuvent être le sexisme, le racisme, le classisme, l’homophobie, la transphobie, le capacitisme, l’âgisme, ou autres. Un mouvement ne peut pas mener un combat politique s’il est trop occupé à abuser ou à dénigrer ses propres membres ou ses allié·es.

Si par exemple une femme qui pourrait être une brillante stratège est mise de côté au profit d’un homme plus bruyant mais moins talentueux qui domine le groupe, c’est tout le groupe et son potentiel stratégique qui en pâtit. De plus, les personnes opprimées ont bien plus conscience de la façon dont le pouvoir fonctionne et sont indispensables pour penser les stratégies de démantèlement de ce pouvoir.

 

Judi Bari

 

Judi Bari était une ouvrière, syndicaliste et écologiste qui dépassa les divisions entre écologie profonde et écologie sociale. Elle construisit un pont entre les écologistes radicaux et les activistes pour la justice sociale, fusionnant dans un mouvement d’écologie révolutionnaire. Elle comprit que l’exploitation des personnes et de la planète devaient être confrontées dans un même combat contre le capitalisme. Pour elle, l’écologie profonde est une pensée révolutionnaire qui s’oppose à la fois au capitalisme, au communisme et au patriarcat.

Son argument principal est le bio-centrisme. Définition : La nature n’existe pas pour servir les humains, mais les humains sont une partie de la nature, une espèce parmi d’autres. Toutes les espèces ont le droit d’exister pour elles-mêmes, qu’elles soient utiles ou non aux humains. Et la biodiversité a de la valeur pour elle-même, en ce qu’elle permet l’épanouissement de la vie humaine et non-humaine.

Karl Marx mit en évidence que le profit économique est la part que les capitalistes volent en payant moins les travailleurs que la valeur de leur travail. Judi Bari va plus loin en expliquant que le profit économique dépend d’un prélèvement sur l’environnement par les capitalistes plus important que ce qu’ils rendent. Les idéologies de gauche considèrent que les richesses doivent être partagées équitablement, mais cette approche est une impasse car la plus grande part de la richesse provient de l’exploitation de la Terre. L’échec du marxisme est d’avoir été aveugle tant à l’écologie qu’au patriarcat.

Voilà en quoi l’écologie est révolutionnaire et le mouvement doit au plus vite commencer à réfléchir et à s’organiser comme un véritable mouvement de résistance connecté à ses allié·es de la justice sociale. C’est aussi la raison pour laquelle le mouvement écologiste doit s’organiser au sein des classes les plus populaires pour ne pas rester entre les mains des écologistes blancs et privilégiés.

Construire des alliances entre différents groupes révolutionnaires arrive rarement mais quand c’est la cas, c’est dangereux pour le pouvoir. On constate l’efficacité de ce genre de coalitions à la peur qu’elles suscitent chez les puissants et à la violence de la répression. Cette construction demande des efforts, du temps pour trouver des terrains d’entente. Mais aussi une remise en question de nos propres privilèges et la création d’espaces où les minorités oppressées peuvent réellement participer au dialogue et aux prises de décisions. Voilà pourquoi une approche intersectionnelle peut grandement nous aider.

 

Le tir à la corde

 

La perspective d’une grande union totale de résistance intersectionnelle est séduisante et puissante. Mais dans les faits il y a peu d’espoir qu’une unité stable et durable de toutes et tous aie lieu au sein une seule grande et unique organisation. Comment donc construire différents mouvements qui peuvent exercer ensemble une force, plutôt que de se perdre en querelles internes ?

Une façon possible est d’imaginer la lutte un peu comme un jeu de tir à la corde. Pour gagner, nous n’avons pas besoin de tous converger et faire partie de la même organisation, mais nous devons être du même côté de la corde et tirer dans la même direction générale. Mieux qu’une corde, il s’agit d’une chaîne. Chaque maillon est un groupe différent et nous n’avons pas besoin d’être d’accord à 100 % les uns avec les autres pour pouvoir tirer dans la bonne direction malgré les différences.

De l’autre côté de la chaîne, en face, il y a la police, le capitalisme et des idéologies réactionnaires de domination. L’ennemi commun que nous combattons, c’est un futur autoritaire sur une planète mourante, une dystopie fasciste. Le camp adverse au notre se renforce grâce aux sociétés de masse et aux nouvelles technologies. Nous pouvons le vaincre en endommageant ses infrastructures physiques, ses systèmes économiques et politiques, ainsi qu’en rejetant son idéologie autoritaire.

 

Mise en pratique

 

Tous ces conseils sont plus faciles à dire qu’à mettre en pratique. Voici quelques bonnes habitudes à prendre pour nous faciliter la tâche.

  1. Ne pas demander aux autres de ralentir ou de ne pas utiliser certaines tactiques juste parce que vous n’êtes pas capables de les utiliser vous-mêmes. Nous pouvons discuter en terme de stratégies avec nos allié·es sans leur demander de changer leurs tactiques. Le mieux reste d’encourager et d’aider les autres vers toujours plus d’engagement.
  2. Respecter l’autonomie des autres groupes. Si des militants veulent construire un mouvement puissant qui englobe une diversité des tactiques, alors venir à un évènement organisé par un autre groupe simplement dans le but de désobéir à leur règle d’engagement n’est pas le meilleur moyen. La séparation dans le temps ou l’espace peut aider à surmonter ce problème. En revanche si l’évènement n’est pas organisé par un groupe mais constitue une réponse directe à l’agenda des dirigeants, alors ce n’est pas à un groupe seul de définir les règles d’engagement pour tous les autres. Le respect de l’autonomie passe aussi par l’écoute des personnes qui sont le plus affectées par la répression et l’injustice pour choisir avec elles les meilleures tactiques.
  3. Construire un bloc radical pour gagner en influence. Des situations de tensions entre groupes peuvent être évitées si les radicaux forment un bloc pendant une action ou une campagne, s’organisent et arrivent en avance, expliquent leur action avec simplicité et essayent de calmer les personnes qui peuvent être effrayées ou fâchées.
  4. Combattre les oppressions et gagner en force en interne, tout en construisant des alliances extérieures. Prévoir du temps au sein du groupe pour en discuter.
  5. Identifier un ennemi. C’est une constante, la résistance est impossible tant que les personnes s’identifient à l’oppresseur. Avoir un ennemi commun permet à différentes communautés de s’unir pour le combattre côte à côte.
  6. Ne pas attaquer publiquement les allié·es. Rester solidaire en public, face à l’oppresseur et régler les conflits en privé. La résolution de conflit doit être prise au sérieux, par exemple grâce à un médiateur. Une exception à cette règle, quand nous faisons face à des comportements sexistes, racistes ou autres. La solidarité n’inclue pas de faire les aveugles sur des comportements oppressifs, qui ne doivent pas être tolérés.
  7. Empêcher de faire s’abattre la répression sur nos allié·es. Comme par exemple quand certains « manifestants pacifistes » jouent le rôle de flic en arrêtant eux-mêmes des gens qui cassent des vitrines pour les remettre à la police. Les oppresseurs ont toujours pratiqué les représailles de masse pour décourager la résistance. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles nous nous battons. Par ailleurs, voilà aussi pourquoi les militants radicaux doivent faire attention à minimiser les représailles sur les autres dans la mesure du possible, et à ne s’engager que dans des actions qui en valent la peine.
  8. Coordonner les différentes tactiques et groupes comme sur un terrain militaire. Pour la même raison que sur le champ de bataille l’artillerie lourde n’ouvre pas le feu à proximité de l’infanterie pour ne pas les blesser, les militants devraient essayer d’éviter une confrontation entre la police et les « manifestants pacifistes », par exemple en organisant des évènements militants à d’autres lieux et moments.

 

Voilà la fin de ce premier épisode d’une série de quatre consacré à l’ouvrage Full Spectrum Resistance d’Aric McBay. Dans le prochain épisode, nous verrons comment recruter et garder de nouvelles personnes, comment organiser et coordonner différents groupes, comment trouver des allié·es, comment se protéger de la répression, comment choisir ses cibles, ses stratégies et tactiques pour mobiliser une force politique rapidement.

Les deux tomes de Full Spectrum Resistance sont passionnants, avec de nombreux détails, références et exemples historiques, qui ne figurent pas dans mon résumé. Vous pouvez retrouver l’intégralité de l’ouvrage sur www.fullspectrumresistance.org, pour l’instant uniquement disponible en anglais. Une traduction en français est en cours sera disponible en 2020 aux Éditions libre .

À bientôt, courage à toutes et à tous.

 

 

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