Armée et école

Armée et école

En 2019 Greta Thunberg s’adresse aux puissants de ce monde : « Je ne devrais pas être ici. Je devrais retourner à l’école de l’autre côté de l’océan ». Mais est-ce que Greta devrait retourner à l’école ? Et si l’école faisait partie du système écocidaire ?

Extraits choisis de La fin de la mégamachine de Fabian Scheidler :

« La mégamachine formée au début des Temps modernes a eu besoin, pour nourrir sa croissance effrénée, d’intégrer dans ses structures de plus en plus d’être humains. Ou plus précisément, elle avait besoin de corps, de corps qui fonctionnent, que ce soit dans l’armée, les mines ou les manufactures, de corps qui ne suivent pas leurs propres impulsions et leurs propres rythmes, mais des cadences mécaniques. Ces corps, il a d’abord fallu les fabriquer. Et pour ce faire, il était nécessaire de briser le continuum de l’âme, de l’esprit et de la chair dans lequel les êtres humains vivent naturellement.

L’un des plus importants instruments employés à cette fin à été l’armée. À côté de l’esclavage, l’armée est le système le plus abouti qui ait jamais été imaginé pour mettre l’homme sous tutelle. Elle représente une tentative radicale pour organiser les relations humaines sur le modèle de la machine, d’après le principe de l’articulation mécanique de la cause et de l’effet, c’est-à-dire du commandement et de l’obéissance. L’armée idéale n’a rien d’un organisme vivant, imprévisible et spontané. Avant même d’avoir physiquement tué la moindre personne, l’armée organise les humains sur le modèle de la mort. […]

Pour mettre les corps au pas, un élément essentiel a été l’introduction massive de sanctions pour châtier toute infraction. […] Toutefois, la discipline militaire ne s’est pas contentée de ce genre de rituels avilissants et asservissants. Ce qui lui importait, c’était d’investir et de rendre utiles tous les mouvements du soldat, de s’emparer de ses moindres gestes, de chacun de ses regards pour les intégrer au rythme d’ensemble, autrement dit : d’élaborer une “microphysique du pouvoir” (Michel Foucault) qui permette de pénétrer la chair au plus profond. […] Pour faire de son corps un automate docile dans les mains d’autrui, le subordonné doit lui-même participer activement à la maîtrise et à l’oppression de son propre corps. Il doit devancer le commandant qui risquait de le blâmer pour une main qui n’est pas au bon endroit ou une expression du visage qui n’est pas conforme au règlement. Il doit se transformer en commandant de lui-même. […]

Un système qui ne repose que sur le châtiment tend à favoriser toutes sortes de résistances, d’obstructions, de sabotages et de désertions secrètes, voire pousse à la révolte ouverte. De plus, il coûte cher puisque le contrôle des subordonnés exige énormément de surveillance. C’est pourquoi les experts militaires se sont rapidement rendu compte, à l’instar de leurs collègues pédagogues, qu’il est bien plus efficace de transformer le système unidimensionnel de sanction en un système bidimensionnel de notation prévoyant de récompenser les comportements que l’on souhaite voir advenir et de sanctionner les autres. […] Les évalués deviennent les surveillants d’eux-mêmes.

Le stade ultime de ce développement est atteint quand les gens ont tellement intériorisé ce système qu’ils croient suivre leur propre volonté quand ils ne font de fait que remplir les exigences du système. Le mode d’organisation de l’armée a servi au cours des siècles de modèle à un grand nombre d’institutions : la prison, la maison de correction, l’usine, le sport ainsi que l’école. Mais le système scolaire moderne ne s’est pas seulement inspiré de l’armée : il plonge aussi ses racines dans les écoles monastiques […]

L’école moderne est née de la rencontre entre l’ascèse chrétienne et le dressage militaire. Comme le monastère et l’armée, l’école repose d’abord sur l’enfermement : un groupe déterminé de personnes est mis à part, à l’écart du monde extérieur dans un établissement fermé qu’elles ne doivent pas quitter sans en avoir obtenu la permission. Au sein même de l’école, l’espace est soumis à une parcellisation minutieuse : chaque élève a sa place dont il ne doit pas non plus partir sans autorisation […] les élèves doivent être assis de telle sorte que le professeur puisse tous les embrasser du regard. […] Chaque parole devient un ordre censé entraîner une obéissance immédiate. Comme dans l’armée, tous les muscles sont concernés, la mise au pas des mouvements doit être totale, aucun écart ne peut être toléré […]

Le but d’un tel dressage était de créer une machine à apprendre fonctionnant sans frictions […] Dans la salle de classe, un élève n’a […] ni le droit de prendre la parole, ni celui de se déplacer de sa propre initiative, mais seulement sur ordre d’une autorité. Il ne lui est même pas permis d’aller de lui-même prendre l’air à la fenêtre. Il ne doit pas communiquer avec son voisin de table […]. Même les prisonniers en maison de réclusion ont plus de droits que les écoliers en salle de classe.

De prime abord, la persistance de ce système a de quoi surprendre […] Mais dès qu’on y regarde de plus près, on comprend que si l’institution scolaire refuse tellement d’évoluer et d’apprendre, c’est pour une raison très simple. Dès le début, la raison d’être de l’école n’était pas tant d’enseigner des matières que d’atteindre un objectif pédagogique plus général : inculquer un mode d’être qui est indispensable pour pouvoir ensuite s’intégrer au mécanisme de l’économie – l’aliénation.

L’école prépare les élèves à accomplir des tâches interchangeables pour gagner des points dans un système abstrait de sanctions et de récompenses, au lieu de faire ce qui les intéresse et de développer des capacités susceptibles de satisfaire les besoins humains. Avoir assimilé une telle aliénation est la condition pour que les gens soient plus tard prêts à trouver leur place dans une économie aliénée. […] L’économie moderne a besoin d’être humains aliénés. À la place des centres d’intérêt personnels et de l’expérience du sens, elle met le salaire, une somme d’argent de valeur abstraite qui est censée dédommage d’un travail souvent ressenti comme absurde ou démoralisant – exactement comme à l’école où la notation se substitue à la satisfaction d’apprendre. »

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