Combattre l’homophobie ou protéger les pornographes, il faut choisir — John Stoltenberg 10 Jan 2022
The Sexual Liberals and the Attack on Feminism, est un ouvrage édité par Dorchen Leidholdt et Janice G. Raymond en 1990. Le 6 avril 1987, huit cents personnes remplirent un des auditorium de la New York University Law School, alors que des centaines d’autres restèrent à la diffusion extérieure sur écrans. Elles venaient écouter des grandes figures du féminisme, autrices, penseuses, et militantes s’exprimer contre une idéologie et un programme qui, selon elles, détruisait le féminisme en se faisant passer pour son meilleur ami. « Combattre l’homophobie ou protéger les pornographes, il faut choisir » est la retranscription de l’allocution de John Stoltenberg « You Can’t Fight Homophobia and Protect the Pornographers at the Same Time », dont nous avons réalisé la traduction ci-dessous.
Audio original E Side 1 n.4 | Audio original E Side 2 n.1 |
|Dossier : Le libéralisme sexuel à l’assaut du féminisme |
|Livre : version complète en anglais |
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À l’instar de nombreuses militantes du mouvement féministe radical anti-pornographie, j’ai cherché à comprendre l’animosité délirante de la communauté gay à notre égard. Je voudrais brièvement exposer la situation et tenter de l’expliquer.
La situation à laquelle nous sommes confrontés remonte à des années en arrière, presque au début du mouvement moderne de libération gay, à la fin des années 1960 et début des années 1970. Bien qu’il ait émergé peu de temps après celui des femmes, le mouvement gay, dominé par les hommes, n’a jamais vraiment saisi à quel point l’homophobie est enracinée dans la haine des femmes. En effet, la misogynie est une caractéristique de la suprématie masculine. Pour le dire simplement, l’homme homosexuel est stigmatisé en raison du statut inférieur qu’il semble partager avec les femmes – s’il ne comprend pas cela, il n’aura jamais d’analyse politique radicale.
Je parle volontairement de “suprématie masculine”, afin d’exprimer mon point de vue, hostile à la hiérarchie des classes de sexe, le système politique de discrimination fondée sur le sexe. Les gays ont évidemment tout intérêt à mettre fin à cette discrimination, puisque l’homophobie en est à la fois la conséquence et un moyen de la renforcer. La suprématie masculine exige la polarité des sexes – les “vrais hommes” s’y efforcent d’être le plus différents possible des “vraies femmes” ; et la supériorité sociale des hommes sur les femmes s’exprime en public et en privé de toutes les façons imaginables. L’homophobie est, en partie, la façon dont le système punit ceux qui s’écartent ou semblent s’écarter de cette norme. La menace d’une insulte ou d’une attaque homophobe dispose les hommes à considérer les femmes comme leurs proies sexuelles adéquates. Elle les pousse ainsi à se comporter comme de “vrais hommes”.
Le système de polarité des sexes exige que les personnes dotées d’un pénis traitent les personnes qui n’en ont pas comme des objets, des choses, des récipients vides et béants, attendant d’être gavés et farcis de masculinité, si besoin par la force. L’homophobie est, en partie, la façon dont le système punit ceux qui ne choisissent pas le bon objet sexuel – c’est-à-dire les femmes. L’homophobie s’apparente à du mépris sexualisé envers un homme, déshonoré par son statut féminin, dont la simple existence menace de faire fondre l’armure par laquelle les hommes se protègent les uns des autres. Les femmes sont les cibles, et l’homophobie maintient cet ordre des choses. Quant aux hommes qui objectifient sexuellement les femmes, conformément à leur rôle, cette configuration leur garantit un certain niveau de sécurité, d’identité personnelle, de respect de soi et de pouvoir social.
La plupart des hommes intériorisent l’homophobie culturelle indépendamment de leur orientation sexuelle. Dans leur propre corps, elle devient une crainte et un dégoût permanents de tout ce qui, chez eux, peut suggérer une ambiguïté de genre. L’homophobie réclame alors de chercher en permanence à être “l’homme de la situation”, coûte que coûte.
La réalité politique de la hiérarchie des sexes au sein de la suprématie masculine exige qu’elle parcourt notre corps et fasse battre notre cœur aussi souvent que possible. Nous sommes censés être excités sexuellement par le pouvoir et l’impuissance, par la violence et la violation. Notre sexualité est censée être enflammée par la domination, le pouvoir injuste sur et contre toute autre vie humaine. Nous ne sommes pas censés connaître d’autres formes d’érotisme ; ni envisager une justice érotique. Nos corps sont tenus de respecter l’empreinte sensorielle de la domination masculine d’un côté, et la subordination féminine de l’autre – même si nous sommes du même sexe. Et peut-être tout particulièrement si nous sommes du même sexe. En effet, si vous et vos partenaires êtes homosexuels, tout en restant émotionnellement et érotiquement attachés à la hiérarchie des sexes, il vous faut alors invariablement imposer la hiérarchie dans chaque acte sexuel pratiqué – sans quoi cela ne ressemble pas à du sexe.
Sur le plan érotique et politique, les personnes homosexuelles vivent un étrange paradoxe. La discrimination et l’inégalité des sexes nécessitent l’homophobie pour perdurer. L’homophobie qui en résulte stigmatise notre érotisme, et nos désirs d’amour suscitent la haine. Cependant, en vivant à l’intérieur de ce système de discrimination et d’inégalité sexuelles, nous l’avons nous aussi érotisé ; notre sexualité est devenue dépendante de la polarité des sexes. Ainsi, nous avons appris comment la haine et l’hostilité peuvent devenir des stimulants sexuels, et comment ces sentiments donnent l’impression de pouvoir nous supporter – et jouir. La discrimination sexuelle a ritualisé une homosexualité n’osant pas dévier de son allégeance à la hiérarchie des sexes. Elle a construit une homosexualité dont l’érotisme reste nécessairement attaché aux structures sociales suprématistes masculines à l’origine de l’homophobie. C’est un peu comme tomber amoureux de son pire ennemi – et emménager avec lui pour la vie.
Si, comme je l’imagine, la suprématie masculine produit une homophobie dont l’érotisme est simultanément attaché à la haine de l’homosexualité et à la discrimination sexuelle, alors on comprend aisément pourquoi la communauté gay, dans son ensemble, est devenue démesurément hostile à l’activisme anti-pornographie des féministes radicales. On aurait pu penser que les homosexuels – harcelés, stigmatisés et mis en danger par les préjugés homophobes – voudraient se rallier à toute contestation radicale de la discrimination sexuelle systématisée. On aurait pu imaginer que, conscients de leur intérêt personnel à voir l’homophobie disparaître, ils seraient parmi les premiers soutiens du mouvement politique visant à éradiquer l’inégalité des sexes. Aussi longtemps que la société tolérera et même célébrera la “pornographie” des femmes – en récompensant économiquement leur exploitation et subordination sexuelle – le terrorisme perpétuant le système des classes de sexe frappera également les pédés. On aurait pu songer qu’ils seraient parmi les premiers à le comprendre. D’ailleurs, on aurait pu se dire que les homosexuels pourraient jouir sans nécessairement réclamer l’inégalité sexuelle des femmes – ou qu’un homosexuel, faisant un tour dans une boutique de pornographie, s’arrêterait face aux innombrables images de femmes bâillonnées, écartelées et ligotées, et se demanderait pourquoi cette haine particulière des femmes lui est si précieuse.
La discrimination sexuelle consiste à rabaisser une personne, à la traiter comme un être inférieur, un sous-homme, en raison de la signification sociale de son anatomie. C’est cela qu’encourage fondamentalement la pornographie, et c’est à quoi s’oppose le mouvement féministe radical anti-pornographie.
Pourtant, à bien des égards au cours de la dernière décennie, la plupart des publications gays et lesbiennes, des organisations, dirigeants et porte-parole gays, se sont clairement engagés à défendre les droits des pornographes. Malgré la présence de nombreuses lesbiennes et de quelques hommes gays dans le mouvement féministe radical anti-pornographie, la plupart des gays semblent désormais croire – avec cynisme ou parfois beaucoup de sincérité – que si notre pays laisse l’industrie pornographique se développer, il finira un jour par reconnaître les droits civiques des gays. À l’inverse, ils s’imaginent que toute attaque contre les pornographes compromettrait nécessairement la libération des gays. Évidemment, les gens formulent ce point de vue de différentes manières, qui expriment toutes une corrélation entre l’avènement des droits gays et la liberté d’entreprendre des pornographes.
Il ne s’agit pas simplement d’une entente philosophique entre ces deux parties, on observe d’innombrables coalitions et convergences politiques réelles : importantes contributions financières des pornographes versées aux organisations gays, procès menés de concert par les activistes gays et les pornographes, financement des campagnes de politiciens favorables aux droits gays par les pornographes, quantité de pages dans les magazines pornographiques offertes aux auteurs gays hostiles au mouvement féministe radical anti-pornographie, etc. Selon toute vraisemblance, la communauté homosexuelle, dans son ensemble, tend à considérer que son intérêt politique bien compris se trouve aux côtés d’Al Goldstein, Hugh et Christie Hefner, Bob Guccione et Larry Flynt [t1] – sans parler de quelques notables du crime organisé.
En outre, le rapprochement idéologique entre les mouvement gay et pro-pornographie a été au cœur des stratégies visant à obtenir la dépénalisation des pratiques homosexuelles. Je voudrais vous raconter ce qui s’est réellement passé, par exemple, dans la récente affaire Hardwick.
En 1985, la Cour suprême a accepté pour la première fois d’entendre une affaire, Bowers v. Hardwick, portant sur la constitutionnalité d’importantes lois étatiques contre la sodomie. [1] Les arguments avancés dans cette affaire par le camp des droits gays reposaient principalement sur le prétendu droit à la vie privée – une doctrine juridique floue qui n’existe que par une déduction constitutionnelle. Le juge William O. Douglas a été le premier à parler de ce droit dans l’affaire Griswold v. Connecticut en 1965, pour l’appliquer à « l’enceinte sacrée de la chambre à coucher maritale ». [2] Mais c’est avec l’affaire Stanley v. Georgia en 1969 que les libertariens ont porté une attention toute particulière à ce principe de vie privée, si bien que, selon la Cour suprême, un homme est parfaitement autorisé à disposer d’obscénités à son domicile, même dans le cas où la loi l’interdit partout ailleurs. En résumé, la Cour suprême a statué que « la résidence d’un homme est son château », du moins en ce qui concerne l’obscénité. [3] C’est dans cette minuscule brèche que les défenseurs des droits gays espéraient s’infiltrer pour la sodomie consensuelle. L’argumentation juridique en faveur de la sodomie dans l’affaire Hardwick a essentiellement été écrite et orchestrée par Laurence H. Tribe, de Harvard. Selon lui, le sexe homosexuel en privé devrait être défendu au même titre que la possession privée d’obscénités :
Au cas où vous l’auriez manqué, la position “libérale” établit une infâme équivalence entre l’obscénité et les pratiques homosexuelles.
La tactique de Tribe, axée sur la vie privée, pouvait sembler opportune et pragmatique étant donné l’hostilité traditionnelle de la Cour suprême envers l’homosexualité. [5] Cependant, sur le plan juridique, il s’agit d’un pur sophisme : réclamer la dépénalisation de la sodomie uniquement « dans la plus privée des enceintes », à savoir le domicile (les chambres d’hôtel n’étant apparemment pas concernées), tout en cédant complètement à l’État la possibilité d’attaquer l’homosexualité partout ailleurs. « Il n’y a donc aucune raison de s’inquiéter », a déclaré Tribe, qu’une décision favorable de la Cour suprême « menace les programmes administratifs des États visant à encourager le couple hétérosexuel traditionnel ». [6] Cette déclaration n’est rassurante que pour un homme hétérosexuel – aux yeux duquel les femmes sont invisibles. De plus, à l’ère du sida, que faut-il exactement comprendre par “les programmes administratifs” ?
Sur le plan politique, l’argumentation de Tribe est encore pire. Songez tout d’abord aux femmes en couple hétérosexuel, pour qui le foyer est l’endroit le plus dangereux au monde : c’est là qu’elles subissent le plus de viols, d’agressions et de meurtres. En outre, l’argument de Tribe fondé sur la vie privée s’engage sur une pente glissante qui pourrait sérieusement éroder la capacité de l’État à protéger les individus contre des préjudices tels que l’inceste. De surcroît, en se reposant complètement sur le droit à la vie privée, les arguments de Tribe valide certains préceptes fondamentaux de la suprématie masculine (parmi eux, le droit des hommes à la libération sexuelle, en pensée et en action, quel qu’en soit le coût pour les autres). Ils n’ouvrent aucune perspective de résistance aux forces qui perpétuent l’homophobie.
En dernier lieu, nul besoin d’être un grand juriste pour le comprendre : réclamer un droit selon votre propre intérêt, en sacrifiant au passage d’autres personnes impuissantes, est une affaire minable.
La Cour suprême a rendu sa décision dans l’affaire Hardwick en juin 1986. Par une majorité de 5 contre 4, elle a rejeté l’argument selon lequel « de précédentes affaires ont interprété que la Constitution confère un droit à la vie privée qui inclue la sodomie homosexuelle ». [7] Par conséquent, la Cour a confirmé la constitutionnalité les lois anti-sodomie d’un État.
Dans tout le pays, des manifestations de colère ont alors éclaté contre cette décision. Suite à cette indignation, j’ai été abordé, souvent avec sympathie, par des amis qui m’imaginaient le cœur brisé. Mais ils ont été surpris par ma réaction. En effet, j’ai expliqué que si la Cour suprême avait supprimé toutes les lois anti-sodomie des États au nom de la protection de la vie privée – argument avancé par Tribe et consorts –, elle l’aurait fait pour de mauvaises raisons. Ainsi, même si mes sentiments à l’égard de la décision Hardwick étaient très mitigés, j’avais espoir qu’un jour, une argumentation plus honorable pourrait être présentée à la Cour.
Par exemple, une stratégie plus audacieuse pourrait invoquer l’intérêt de l’État à éliminer la discrimination sexuelle. Le raisonnement serait le suivant :
1. L’homophobie sociale entretient et aggrave la discrimination sexuelle ;
2. La criminalisation de la sodomie perpétue et renforce l’homophobie sociale ;
3. Par conséquent, il est dans l’intérêt de l’État de dépénaliser les pratiques homosexuelles – en vue de restreindre la discrimination sexuelle.
Un corollaire important de cette argumentation pourrait être présenté ainsi :
1. L’homophobie sociale alimente un climat social propice aux actes de violence homophobe ;
2. Les lois contre la sodomie, même sans être appliquées, contribuent activement à ce climat de violence, en légitimant les préjugés et la haine ;
3. C’est pourquoi il est dans l’intérêt de l’État de décriminaliser les pratiques homosexuelles – en vue de plus pleinement garantir la “liberté ordonnée”.
Au minimum, dénoncer les lois contre la sodomie privant les homosexuels du droit à une égale protection prévue par le XIVe amendement serait parfaitement légitime. Cela renforcerait le corpus de lois sur la discrimination sexuelle, au lieu de le saper en faisant appel au droit à la vie privée.
Bien sûr, une telle stratégie pourrait échouer dans un premier temps, et nécessiterait peut-être quelques années d’activisme et de sensibilisation avant que la Cour suprême ne “comprenne” (la ségrégation, par exemple, leur a pris un temps fou). Toutefois, cette stratégie aurait le mérite d’une politique crédible en matière de droits humains et le courage d’une conviction radicale : celui de mettre en évidence une vérité sur les relations entre l’homophobie, la violence, les lois et le pouvoir social exercé par les hommes sur et contre les femmes.
J’ai longuement évoqué l’affaire Hardwick, d’une part pour démontrer l’alliance idéologique réactionnaire entre les gays et le mouvement pro-pornographie. D’autre part, j’ai souhaité suggérer à quoi ressemblerait une stratégie visant à combattre l’homophobie, à condition que le mouvement gay prenne au sérieux ce que les féministes radicales nous ont appris à propos du fonctionnement concret de la suprématie masculine.
Aussi longtemps que le mouvement gay continuera de se désolidariser du projet féministe radical visant à éliminer complètement la discrimination sexuelle et à instaurer l’égalité des sexes, la libération gay prendra une direction suicidaire. Il est politiquement impossible d’éradiquer l’homophobie tout en préservant la suprématie masculine et la misogynie. C’est voué à l’échec. Les droits des homosexuels coupés de la notion de justice sexuelle ne sont qu’une réforme de la suprématie masculine.
Tant que la communauté gay préservera le droit des pornographes à érotiser et exploiter la discrimination sexuelle, nous, les homosexuels, n’aurons aucune chance. Tant que les pornographes s’approprieront non seulement la Constitution, mais aussi nos relations sexuelles les plus intimes, nous aurons perdu tout espoir. Il faut nous résister à la discrimination sexuelle, même si elle peut nous exciter. Si elle rabaisse les homosexuels, c’est d’abord parce qu’elle rabaisse les femmes ; et en fin de compte, elle nous fait toutes et tous souffrir. Combattre l’homophobie ou protéger les pornographes, il faut choisir.
— Traduction : Lorenzo Papace
Auteur
John Stoltenberg est un journaliste, metteur en scène et militant pro-féministe radical. Il est l’un des fondateurs à New York de Men Against Pornography et membre de la National Organization for Men Against Sexism. Il est l’auteur de Refuser d’être un homme, il a été compagnon et mari d’Andrea Dworkin.
Notes
1. Michael /. Bowers, Attorney General of Georgia, v. Michael Hardwick 478 U.S., October term, 1985.
2. Voir The Douglas Opinions, édité par Vern Countryman (New York: Random House, 1977), 234-36.
3. Dans Paris Adult Theatre I v. Slaton 413 U.S. 49 (1973), paraphrase de Stanley, dans un décision du juge Warren Burger.
4. Laurence H. Tribe, et al., « Brief for Respondent, » Bowers v. Hardwick 478 U.S., 16.
5. Dans une affaire de 1976 intitulée Doe v. Commonwealth’s Attorney 425 U.S. 901 (1976), la cour a rejeté la remise en question des lois contre la sodomie de Virginie.
6. Tribe, et al., p. 24.
7. Justice Byron R. White, exposant la décision de la cour. The United States Law Week, June 24, 1986, 4920.
Note du traducteur
t1. Liste de célèbres pornographes.
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