L’importance de distinguer effondrement de la civilisation industrielle et fin du monde

L’importance de distinguer effondrement de la civilisation industrielle et fin du monde

Nous n’avons pas le temps de continuer à considérer ce que l’on nomme « effondrement » comme étant fondamentalement une catastrophe.

 

1. De quel effondrement parle-t-on ?

 

Commençons par questionner quelques définitions.

Civilisation : Ce mot a été très déformé de son sens d’origine. Couramment, on l’associe à une culture commune, partagée par un ensemble de peuples. Le mot « civilisée » est aussi souvent utilisé pour qualifier une personne se comportant correctement en société ou développée culturellement, pour l’opposer à un être humain « sauvage », «primitif ». Pourtant, le mot sauvage vient de sylva, la forêt. L’expression « peuples sauvages » devrait donc désigner les peuples vivant dans la forêt, sans que ce soit péjoratif. Cette déformation est héritée du colonialisme génocidaire (pour rappel : « c’est le quart de l’humanité, en gros, qu’auront anéanti les chocs microbiens du XVIe siècle. » Chaunu, 1963) mené par des hommes comme Christophe Collomb, qui voyaient dans des peuples autochtones vivant en forêt, des « sauvages » – utilisés péjorativement – à « civiliser » par la force.

Le mot « civilisation » vient en réalité de la cité, la ville. Il désigne donc, au sens originel, le processus de transition d’une société vers un mode d’organisation territoriale et sociale à l’image des cités-États qui ont émergé dans l’Antiquité. Ces villes présentaient certaines caractéristiques communes. Par exemple, celle d’être très densément peuplées, au point d’empêcher leur autonomie et nécessiter des apports extérieurs – pour la nourriture par exemple -, donc des systèmes et infrastructures d’échanges de ressources. De plus, elles menaient une très forte prédation sur leur écosystème avec l’artificialisation des sols pour leur établissement (infrastructures, bâtiments) et leurs activités telle que l’agriculture, avec la déforestation pour y cultiver des champs de céréales en monoculture. Elles reposaient aussi sur une forte hiérarchisation et un contrôle social par la force armée et la contrainte économique, du fait de la densité de population sur un espace restreint, et des stocks générés par l’agriculture qui étaient gardés précieusement. En somme, des sociétés autoritaristes et centralisées.

Lorsque l’on parle de « civilisation », il conviendrait donc davantage de désigner ce processus amenant l’émergence de cités-États, très (ou trop) denses démographiquement, très prédatrices de leur écosystème et très hiérarchisées, plutôt que le sens courant actuel qui a été utilisé pour catégoriser, inférioriser et légitimer une oppression, des persécutions et crimes commis à l’encontre des peuples autochtones lors de colonisations par le passé. La critique de la civilisation devient ainsi bien plus pertinente et légitime.

Effondrement : Ce mot est souvent utilisé seul pour parler de l’effondrement de la « civilisation industrielle ». Cette expression désigne le système industriel mondialisé (en relation au niveau mondial) et civilisé (composé de sociétés basées sur des cités-États). La définition couramment utilisée pour caractériser l’effondrement de la civilisation industrielle, ou d’une société en général, est :

Le processus à l’issue duquel les services de base fournies traditionnellement aux populations par des organismes encadrés par la loi, ne sont le plus pour une grande majorité de la population, sur la totalité du territoire ou presque, et ce de manière durable. Sans anticipation et sans développement de l’autonomie et la résilience au niveau local et territorial, un effondrement du système industriel mondial entraînerait donc des famines, des épidémies, de nombreuses morts et des conflits intra et extraterritoriaux pour s’accaparer les ressources vitales dans une lutte pour survivre, puisque les populations dépendent à l’heure actuelle de ce système.

Nous pourrions d’abord dire qu’il est abusif de ne parler que d’un effondrement quand il y en a en réalité plusieurs possibles, ce terme est souvent trompeur et ne désigne pas les mêmes réalités. Mais comme nous allons le voir, en ce qui concerne l’effondrement de la civilisation industrielle, non seulement il est souhaitable pour la vie sur Terre, y compris pour beaucoup d’êtres humain·es à certaines conditions, mais aussi il est inévitable.

Il nous faut bien distinguer l’effondrement de la civilisation industrielle et l’effondrement écologique. Si les êtres humains peuvent s’adapter face à un effondrement de leur société, avec des alternatives pour en recréer une ou des nouvelles, plus justes, plus soutenables et respectueuses de la vie sur Terre, ça ne sera pas possible dans le cas d’un effondrement écologique, où plus aucune société ne pourra émerger. Sur le sujet, cet article fait la distinction entre ces deux effondrements

 

2. L’effondrement de la civilisation industrielle est souhaitable (à condition de développer des alternatives pour l’émancipation)

 

On entend trop souvent dans les milieux s’intéressant à la collapsologie (l’étude des phénomènes d’effondrement de sociétés), que l’effondrement de notre civilisation industrielle est synonyme de fin du monde, d’extinction de l’humanité, et qu’il faut à tout prix l’éviter ou le repousser le plus possible pour amortir le choc. Or, il s’agit plutôt de la fin d’un monde, celui de la civilisation industrielle, et son effondrement est nécessaire pour que le monde vivant perdure.

En effet, pour obtenir une quantité colossale de ressources et d’énergie qui lui permet de mener ses activités mortifères, ce système exploite et pille la majorité des humains, tout en détruisant la vie sur Terre. Que ce soit :

 

Plus la civilisation industrielle continuera, plus elle aura engendré de destructions et de pollutions, réduisant ainsi les chances de survie de l’espèce humaine et des autres espèces qui actuellement sont exterminées massivement. Son effondrement ne devrait donc pas désigner la fin du monde, surtout s’il survient suffisamment tôt pour justement éviter l’extinction massive de la vie sur Terre (les humain·es y compris).

 

3. L’effondrement de la civilisation industrielle est techniquement inévitable

 

Mais si tous arguments ne suffisaient pas pour convaincre de la nécessité de l’effondrement de la civilisation industrielle, il est de toutes manières inévitable, techniquement, de par son insoutenabilité et sa fragilité.

Le rythme de sa consommation de ressources et d’énergie empêche leur renouvellement dans le temps, les rendant ainsi de moins en moins accessibles et présageant de futures baisses irrémédiables de la production après un pic, jusqu’à épuisement (pétrole, gaz, charbon, métaux, eau, poissons …). D’autant que certaines ressources ne devraient même pas être extraites et transformées, du fait des procédés impliqués qui sont dangereux pour les personnes qui les exécutent, polluants et destructeurs des écosystèmes. C’est le cas des métaux, certains plus particulièrement comme les terres rares, l’or et bien d’autres, le pétrole, le gaz, le charbon, l’uranium etc.

Quant aux énergies dites « renouvelables », en réalité elles ne le sont pas – voir la partie consacrée dessus dans un précédent article, et le documentaire Planet of the humans de Michael Moore –, et même si elles l’étaient, elles sont souvent évoquées comme une solution pour perpétuer ce système mortifère qu’est la civilisation industrielle, sans se dire qu’elle devrait être démantelée.

Les multiples destructions des sols par l’agriculture industrielle et l’étalement urbain menacent la possibilité de pouvoir se nourrir dans un avenir proche. La pollution entraînée par le fonctionnement des industries de ce système techniquement très sophistiqué  et mondialisé affecte gravement l’air, l’eau, les sols, et les émissions de gaz à effet de serre intensifient le changement climatique, au point qu’il menace la grande majorité de la vie sur Terre dans un futur qui n’est pas si lointain.

Par ailleurs, l’économie d’une grande partie des sociétés actuelles dépend du système financier mondialisé, qui alimente des bulles spéculatives si colossales et imprévisibles qu’elles menacent d’imploser. Ceci provoquerait une nouvelle crise financière bien pire que les précédentes et entraînerait une crise économique qui étendrait massivement la précarité, en compliquant davantage l’accessibilité aux services de base pour les populations.

Ce système repose sur l’exploitation, le pillage – comme nous l’avons vu plus haut avec les industries et entreprises capitalistes –, sur des sociétés coercitives et inéquitables, alimentant l’injustice sociale et favorisant l’instabilité politique qui ne cesse de grandir au point de créer des déstabilisations sociétales partout dans le monde.

Voilà pourquoi, il est important de ne pas confondre l’effondrement de la civilisation industrielle avec une hypothétique « fin du monde ». Plus l’effondrement arrivera tardivement et plus dur sera le choc. Mais il est évidemment vital que les populations puissent s’émanciper de ce système en même temps que son effondrement, qu’il soit provoqué pour mettre un terme à son injustice et ses destructions, ou qu’il arrive brutalement et provoque des désastres sociaux globaux.

De plus, de multiples scénarios d’effondrements sont possibles, il n’y en a pas un seul qui serait totalement écrit à l’avance. Comme Jérôme Baschet le développe dans Une juste colère, les dés de l’effondrement ne sont pas jetés.  Certes, les collapsologues mettent en avant des données factuelles mais le déterminisme, le fatalisme tout tracé de ces diverses approches doit nous alerter car ils risquent de masquer certains mécanismes de prédation à l’œuvre et de fermer les imaginaires de lutte.

Différents futurs sont envisageables, qui ne doivent pas être délaissés entre les mains d’experts car ces questions sont éminemment politiques. Cela dépend notamment de l’émergence ou non de mouvements de résistance, de leur degré d’organisation, des réseaux d’entraide, et plus globalement, des forces politiques en présence.

La dépendance des populations au système industriel mondial a été créée, organisée et ancrée dans le temps par des choix et agissements contraignants d’une caste, qui n’a cessé de déposséder les peuples de leur autonomie, leurs ressources, leurs savoirs et savoirs-faire, afin de pouvoir mieux les contrôler et les asservir dans ses intérêts en les forçant à développer son projet mortifère. Cette relation de dépendance implique de nombreuses conséquences lors des crises mondiales, qui montrent l’importance de s’en libérer, en permettant aux populations de retrouver de l’autonomie dans les savoirs, les savoirs faire et les ressources, au niveau local et territorial.

Certaines communautés pratiquant l’agroécologie et des techniques de production alimentaire plus sobres, permaculturelles, en Zambie ou au Malawi, ont été faiblement touchées par la crise alimentaire provoquée par la crise de 2008. Elles n’ont pas connu d’émeute de la faim car elles n’étaient pas connectées au système industriel mondial. D’où l’importance de recréer de l’autonomie locale et décentralisée dans les territoires.

Des alternatives existent dans la production de nourriture avec les techniques sur sol vivant appliquées au jardinage ou au maraîchage, la technique des jardins-forêts qui permettent de compléter les écosystèmes existants, évitant ainsi de déforester pour installer des monocultures céréalières ou planter des monocultures d’arbres qui brûlent rapidement après. Il est possible de recréer des écosystèmes fonctionnels multi-étagés, en partant d’une base telle qu’une prairie, pour favoriser le retour de la biodiversité, créer des micro climats, stocker du carbone et produire de la nourriture avec pratiquement aucune intervention humaine. Fabrice Desjours a ainsi créé un jardin forêt en Bourgogne il y a 9 ans avec plus de 1000 espèces comestibles sur 2,5 hectares et il présente ce concept dans une vidéo.

Il existe aussi des alternatives dans la construction en utilisant le bois, la terre et la paille, dans l’organisation sociale comme par exemple avec le confédéralisme démocratique, la pensée autogestionnaire, qui a été expérimentée sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Les ZAD sont d’ailleurs nécessaires pour protéger des terres et y développer des alternatives. Quand c’est possible, récupérer des terres par le dialogue avec les pouvoirs publics peut être intéressant, mais ce n’est pas toujours le cas, d’où l’importance d’en reprendre par la force avec les ZAD. Ce sont des pistes pour récréer des zones d’autonomie et de résilience, qui peuvent permettre de s’émanciper du système et accueillir des personnes précarisées qui en sont prisonnières, pour leur donner la possibilité d’en sortir.

 

Conclusion : résistance et résilience

Cette nécessité de résilience et d’autonomie n’enlève rien à la nécessité d’une résistance, il ne s’agit pas d’opposer les deux. Que ce soit avec la désobéissance civile, les blocages, sabotages, toutes ces tactiques s’inscrivent dans une lutte globale. La résilience et la résistance doivent avancer ensemble, se soutenir et se nourrir l’une et l’autre. Parce que sans résistance, le développement de la résilience sera entravé par le système qui réprimera et détruira les alternatives pour poursuivre son projet mortifère. Mais sans résilience, la résistance risque de ne jamais aboutir à des améliorations et ne pourra pas tenir dans la durée. Il faut se battre pour gagner, et se régénérer, soi, les autres et la vie sur Terre, pour tenir.

Ainsi, tandis que l’effondrement du monde vivant est un crime, celui de la civilisation industrielle en lui-même n’est pas une catastrophe, il est souhaitable pour la perpétuation de la vie sur Terre, et pour stopper les injustices qu’elle produit. Mais étant donné la dépendance économique des populations au système industriel mondial – malgré l’enfer qu’il fait vivre à beaucoup d’êtres humain·es et à la vie sur Terre –, il est vital qu’elles puissent s’en émanciper, par le développement d’alternatives qui peuvent leur redonner de l’autonomie et permettre de créer des micro-sociétés, résilientes, soutenables, durables et justes, en parallèle d’actions contribuant à accélérer son effondrement et démantèlement complet.

Rien n’est écrit à l’avance, c’est la fin d’un monde, qui peut déboucher sur des désastres sociaux globaux, ou sur l’émancipation de beaucoup d’être humain·es et la préservation de la vie sur Terre. Il peut mener à des catastrophes ou des libérations, ou les deux, tout dépend de ce qui sera fait. Mais il est en revanche certain que la perpétuation du système actuel, elle, crée et créera toujours plus de catastrophes écologiques et sociales, de destructions, d’inégalités et d’instabilités. D’où la nécessité de s’en émanciper au plus vite.

4 Comments
  • Gregoire
    Posted at 21:55h, 20 mai Répondre

    Bonjour,
    D’abord bravo pour ce super article, ca fait plaisir de le lire.
    Juste une petite chose, à propos de la collapso et de la croyance dans la fin du monde et de l’humanité. Je suis admin d’un groupe Facebook de collapso (La Collapso Heureuse), et ce qu’on essaie de transmettre c’est rien d’autre que tout ce que vous avez écrit ici, avec peut être en moins le coté résistance et politique. Si on en parle pas trop, c’est parce qu’on essaie d’atteindre un large public. Mais entre les lignes, c’est évident qu’on doit radicalement changer les choses pour que l’effondrement fasse le moins de dégats possibles, et que qqchose de plus durable renaisse de ses cendres. On le voit avec la crise du Covid19, les gens qui pensent ou qui sont instruits sur le sujet, ils vivent bien moins mal la situation que d’autres.
    Après c’est clair que certains membres sont de noirs fatalistes, mais c’est une minorité.
    Ceux qui prédisent une fin du monde et de l’humanité avant la fin du siècle (je ne souhaite pas les nommer pour ne pas leur faire de publicité), ils insistent sur le fait qu’ils ne sont pas dans la collapsologie, ni de près ni de loin. Il y a eu cet amalgame en France à cause d’un article dans le Monde Diplomatique, qui disait n’importe quoi sur le sujet. Bernard Stiegler, par exemple, a expliqué plusieurs fois en publique que cet article l’avait choqué, et qu’il ne considérait pas du tout les collapsologues (ou collapsosphes, pour les gens qui s’intéressent à la collapso) comme des gens qui croient à la fin du monde.
    Tout ca pour dire qu’on va bien sur poster votre article sur notre groupe, parce qu’il est 100% en accord avec ce qu’on prétend qu’il faut savoir sur le sujet.
    Merci et bonne suite ! (et merci pour votre blog, qui est très intéressant)

  • Alex
    Posted at 02:40h, 11 juin Répondre

    Bonjour, je trouve votre article bien plus nuancé que d’autre sur le monde de demain. Il présente une articulation des niveau politiques, techniques et militant qui me plait. J’ai cepencant quelques réserves la critique des énérgies renouvelable. Oui dans notre monde, n’importe quelle industrie capitaliste transformera une techologie en machine à détruire les écosystèmes. Cependant il ne faut pas jeter le bébé de l’innovation avec l’eau du capital. L’éolien peut-etre très peu poluant. Le photovoltaïque il vaut mieux privilégié le thermique. La on rentre dans la technique qui a ses nuances propres. Le monde de demain devra joueur avec ces nuances. Comme l’a dit lordon dans un de ses billets, les paris anthropologiques finissent mal. On ne pourra pas se priver d’avantges matériels comme l’électicité. Autant démontrer notre capacité à (auto)gerer ces question de manière viable et efficace.

  • popo
    Posted at 10:16h, 23 juillet Répondre

    Par pitié arrêtez avec la collapso ! L’étude des phénomènes d’effondrement, rien que ça? Marx aussi pensait inévitable la fin du capitalisme, et pourtant, devinez quoi ? On en est encore là.

    Trop bizarre de lire ce texte sur floraisons, je pensais que vous étiez plus dans l’attaque, un peu de nerf ! C’était aussi trop bizarre d’entendre Michéa être cité dans votre podcast sur la technocritique, qu’est ce qui se passe ? Michéa c’est pas Soral mais c’est quand même limite limite !
    @alex : tu parles d’autogestion mais tu poses direct des bases immuables  » on ne pourra pas se priver d’électricité  » et après tu cites Lordon, on fait mieux comme autogestion non ?

    En tout cas bravo à tous pour ce que vous faites ici, j’espère que ca va continuer !!

  • Gogoa
    Posted at 19:04h, 26 septembre Répondre

    Merci pour votre article que je trouve très intéressant. En effet, il est important d’optimiser les ressources d’aujourd’hui pour vivre mieux demain. L’optimisation des techs actuelles me semble plus cohérente que l’espoir d’une nouvelle tech tant espérée .

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