Les anarchistes et la prostitution : perspectives historiques (de Francis Dupuis-Déri)

Les anarchistes et la prostitution : perspectives historiques (de Francis Dupuis-Déri)

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Ce podcast est réalisé à partir de l’article de Francis Dupuis-Déri, « Les anarchistes et la prostitution : perspectives historiques », Genre, sexualité & société [En ligne], 9 | Printemps 2013, mis en ligne le 01 juin 2013, consulté le 17 avril 2020.

Ce thème fait écho à une autre fiche de lecture publiée sur floraisons, Refuser d’être un homme de John Stoltenberg, où il affirme que chaque acte d’objectification sexuelle se produit sur un continuum de déshumanisation qui promet la violence sexuelle masculine à son extrémité.

 

L’auteur tient à remercier Mélissa Blais, Claudia Bouchard, Fanny Bugnon et Elsa Galerand, pour avoir lu et commenté des versions préliminaires de ce texte, ainsi que les personnes l’ayant évalué anonymement pour la revue Genre, Sexualité et Société. Merci aussi à Marianne Enckell, responsable du Centre international de recherches sur l’anarchisme (CIRA) de Lausanne, et à Hellyette Besse, du Jargon libre à Paris, pour avoir fourni de la documentation pertinente pour cette recherche.

« Le gouverné, le trompé, l’exploité, la prostituée et ainsi de suite,
blessent avant tout nos sentiments d’égalité.
C’est au nom de l’Égalité que nous ne voulons plus ni prostituées,
ni exploités, ni trompés, ni gouvernés. »
Pierre Kropotkine, La morale anarchiste

 

De vifs débats animent aujourd’hui les réseaux féministes, à propos du « travail du sexe » ou de la « prostitution », et l’usage de ces termes suffit parfois à préciser les alliances et les oppositions[1]. Schématiquement, le débat opposerait celles et ceux qui considèrent qu’il s’agit d’une activité lucrative librement consentie (« travail du sexe ») de celles et ceux qui l’envisagent comme une forme d’exploitation économique et sexuelle (« prostitution »). Les réseaux anarchistes sont également traversés par ce débat, et certaines manifestations publiques sont ouvertement contestées. Dans la région du Saguenay au Québec, par exemple, le collectif Emma Goldman, de l’Union des communistes libertaires (UCL), a relayé en 2010 un appel à la mobilisation dans le cadre de la Journée de lutte contre l’exploitation sexuelle. L’évènement était organisé pour célébrer la mémoire de Nadia Caron, décédée le 18 août 2005 à l’âge de 21 ans « des suites de la prostitution », à savoir une surdose de cocaïne que lui avait fait consommer un client ayant pris la fuite alors qu’elle était prise de convulsions. Le texte de l’appel du Collectif du 18 août (2010) précisait que le groupe était composé de « féministes abolitionnistes » partageant « la ferme conviction qu’un monde sans prostitution et sans exploitation sexuelle est possible ». Deux jours après la diffusion de cet appel, un texte intitulé « Abolition de la prostitution : la position des attardés pseudo-anarchistes de gauche du Collectif Emma Goldman », a été publié sur le site web[2]. Ce texte prétendait que « [l]a seule position anarchiste pertinente dans ce dossier est de dénoncer la répression policière et la criminalisation de la prostitution », avant d’attaquer les militantes : « Vous êtes une honte à la mémoire de cette vraie féministe et anarchiste individualiste qu’était Emma Goldman ! »[3].

L’année suivante, des ateliers thématiques menés lors des Salons du livre anarchiste de Montréal (en mai) et de Londres (en novembre) ont été publiquement critiqués. Au Royaume-Uni, par exemple, un tract anonyme intitulé « La prostitution n’est pas compatible avec l’anarchisme » a été distribué au début de l’atelier « Anarchisme, féminisme, prostitution et travail du sexe », organisé par la Fédération anarchiste britannique qui proposait de « dépasser le débat figé[4] ». D’après ce tract, penser que les femmes peuvent être « libres » de vendre leur sexe relève de l’idéologie néolibérale du marché capitaliste. La syndicalisation des prostituées est au mieux un choix réformiste qui laisse intacte la « domination masculine », puisque « [c]e sont des hommes qui constituent l’écrasante majorité des clients […]. Les femmes d’origine socio-économique pauvres sont surreprésentées dans l’industrie du sexe[5] ». Si des hommes veulent aider des femmes financièrement, « qu’ils leur donnent simplement leur argent », sans profiter d’elles sexuellement. La Fédération anarchiste britannique publie ensuite la réponse d’une « travailleuse du sexe », affirmant que « les critiques du travail du sexe ne devraient pas être une occasion pour attaquer les organisations autonomes des travailleuses et travailleurs du sexe ». Ce n’était d’ailleurs pas la première fois que le sujet suscitait un tel débat lors du Salon du livre anarchiste de Londres.

En France, des militantes de la Commission femmes de la Fédération anarchiste – la principale organisation anarchiste nationale – ont publié en 2009 le livre Anarchisme, féminisme, contre le système prostitutionnel pour dénoncer la prostitution. On peut y lire : « À ceux qui nous reprochent de victimiser les personnes prostituées ou de parler à leur place, nous répondons […] [que] [n]ous nous appuyons sur les témoignages de nombreuses personnes prostituées […] ; nous respectons toutes les personnes prostituées ». L’année suivante, le journal Alternative libertaire proposait un dossier coordonné par la Commission antipatriarcat « pour en finir avec [l]e système » de l’exploitation sexuelle. En réaction, le Syndicat du travail sexuel (STRASS) a rédigé un communiqué proposant pour les travailleuses et travailleurs du sexe la mise en place de « maisons ouvertes autogérées en coopératives, sans patron ni contrôle d’un tiers ou de l’État ».

Le débat est si vif que certains groupes et individus préfèrent ne pas y participer. Dans leur journal Les Sorcières, le collectif féministe québécois du même nom publiait en 2012 un éditorial au titre évocateur : « On prend des risques… Notre position féministe et anarchiste sur l’exploitation sexuelle ». « [C]’est bien de risques dont il est question parce que nous savons que toutes prises de position publique sur la question occasionnent des débats, des conflits, des attaques personnelles et même des ruptures d’amitié », expliquaient ces féministes radicales. Or c’est justement pour saisir l’intensité des débats actuels que j’ai choisi de documenter l’histoire des discours anarchistes sur la prostitution[6].

Les discours ici analysés portent plus spécifiquement sur une période allant de la fin du xixe siècle à la fin des années 1930, soit l’époque glorieuse des mouvements ouvriers révolutionnaires en général et de l’anarchisme en particulier. J’avais pour objectif initial de présenter les discours anarchistes en adoptant une perspective large, distanciée des approches centrées sur une auteure, un groupe ou une tendance particulière. Mon corpus réunit deux types de sources : des écrits rédigés par des figures célèbres de l’anarchisme (Bakounine, de Cleyre, Goldman, Kropotkine, Malatesta, Proudhon, Reclus), et des textes produits par des militantes et des militants moins célèbres (voire anonymes) ou des organisations, sous forme de déclarations et de manifestes. À ma connaissance, ce travail n’a jamais été fait ni en français, ni en anglais. Cette réflexion fait écho aux nombreux textes qui s’intéressent aux convergences et aux divergences entre anarchisme et féminisme, aussi bien en termes théoriques que militants. D’ailleurs, comme l’écrit Susan Brown, « le féminisme en général reconnaît l’inéquité de l’oppression des femmes par les hommes ; l’anarchisme s’oppose à toutes les formes d’oppression ». En conséquence, dans le cadre plus général de leur combat contre toute forme de domination, les anarchistes devraient être féministes, et lutter contre la domination masculine et pour la liberté, l’égalité et la solidarité (aide mutuelle) entre femmes et hommes.

Cela dit, certains anarchistes ont tenu ou tiennent encore des propos sexistes et antiféministes. Plusieurs textes écrits par des anarchistes du xixe siècle et du début du xxe siècle ont culpabilisé les prostituées en les assimilant à des femmes faibles psychologiquement, moralement et intellectuellement. Pierre-Joseph Proudhon, connu pour sa misogynie et son antiféminisme, associait même l’émancipation des femmes à la débauche généralisée. Il la qualifiait de « pornocratie », expression reprise comme titre de l’un de ses ouvrages posthumes. Il y réaffirmait l’importance de la famille hétérosexuelle et de la domination masculine. Au début des années 1930, Marc Pierrot, pourtant plus favorable aux prostituées que Proudhon, les présentait comme des femmes animées du « désir de paraître » se laissant aller à la sensualité, mais aussi des masochistes voire « des arriérées, des débiles mentales ».

D’autres anarchistes ont avancé que les hommes étant animés par des pulsions sexuelles plus violentes, la disparition des prostituées risquerait d’entraîner une frustration masculine telle qu’elle se traduirait par une hausse inévitable des agressions et des viols. Ainsi, l’anarchiste allemand Ramus déclarait en 1906 que les hommes étaient « des esclaves du désir érotique ». Deux ans plus tôt, le roman Die Eigenen signé d’Emil Ruedebusch dépeignait une société idéale où des associations de femmes auraient eu pour fonction d’offrir aux hommes réconfort émotionnel et services sexuels. Par ailleurs, sous l’excuse de l’« amour libre », des anarchistes reprochaient à des femmes de se refuser à leurs désirs, et donc d’être la cause de leurs souffrances.

Toutefois, il semble que la majorité des discours anarchistes tenus au xixe siècle et à la fin du xxe siècle discutaient la prostitution de manière critique, non pas en accablant les prostituées elles-mêmes, mais en saisissant la prostitution comme une conséquence directe de l’injustice et des inégalités économiques. Cette compréhension critique de la prostitution articulait quatre critiques : celles du capitalisme, de l’idéologie libérale qui pense le travail rémunéré comme une liberté, du mariage (hétérosexuel) et de la marchandisation de l’amour et de la sexualité.

 

 

Le capitalisme comme contexte économique

 

À la fin du xixe siècle, les anarchistes comptaient parmi les rares activistes politiques à dénoncer l’institution du mariage contrôlée par l’Église et l’État, à promouvoir l’« amour libre », à se mobiliser pour la limitation volontaire des naissances, à informer sur les possibilités de contraception et à critiquer la criminalisation de l’homosexualité. Enfin, pour la plupart des anarchistes du monde entier, la prostitution était une conséquence du capitalisme.

Selon la Proclamation de Pittsburgh, adoptée le 14 octobre 1883 par le congrès de fondation de l’International Working People’s Association, une fédération américaine regroupant des anarchistes de tendance bakouniniste, la misère provoquée par le capitalisme était à l’origine d’un grand nombre de phénomènes sociaux : « “crime”, vagabondage, prostitution, suicide, famine, et la dépravation généralisée ». Cette analyse se retrouve dans le Manifeste du Parti libéral mexicain (PLM), une organisation fondée en 1906 par des anarchistes dont Enrique et Ricardo Flores Magòn, et qu’a rejointe Andrea Villarreal, féministe exilée aux États-Unis en 1910 et éditrice du journal La Mujer Moderna (La femme moderne). Ce manifeste, rendu public en 1911, avance que le capitalisme est « un système qui place les hommes et les femmes dans des conditions telles que, pour ne pas mourir de faim, ils se voient obligés de prendre là où ils peuvent, ou de se prostituer ».

D’autres organisations anarchistes diffusent alors des propos similaires dans des journaux comme La Voz de la Mujer (La Voix de la femme) publié en Argentine à la fin du xixe siècle, des publications anarchistes éditées au Chili au début du xxe siècle  ou Mujeres Libres (Femmes libres) – publication de l’organisation éponyme ayant regroupé jusqu’à 30 000 militantes espagnoles (dont d’anciennes prostituées), lors de la révolution de 1936-1939. Ces publications identifiaient le travail sexuel monnayé comme le « plus grand des esclavages ». Cette analyse était partagée par d’autres journaux révolutionnaires, comme The Masses, fondé aux États-Unis par l’anarchiste hollandais Piet Vlag. En plus de ces contributions, certains anarchistes ont considéré qu’il était important de traduire des textes dénonçant la prostitution ; ainsi, en 1901, des anarchistes du Chili ont publié des extraits d’un texte de René Chaughi sous le titre La Mujer Esclava (La femme esclave). Selon René Chaughi, la femme est une « double esclave », à la fois dominée par les bourgeois dans le capitalisme et par les hommes dans le patriarcat. Des romans de sensibilité anarchiste ont également été publiés. On trouvait par exemple à Cuba, au début du xxe siècle, des fictions dépeignant de jeunes prostituées pauvres souvent acculées au suicide.

Cette lecture s’appuyait sur un constat : sur le marché du travail, les femmes souffraient de conditions plus difficiles que les hommes, ce qui les orientait davantage vers la prostitution. Ainsi, Emma Goldman, qui a été infirmière auprès des prostituées de New York, déplorait leur stigmatisation morale et leur répression, considérant la prostitution comme une conséquence du capitalisme et de l’exploitation économique « qui ont conduit des milliers de femmes et de filles dans la prostitution ».

En France, l’anarchiste Charles Albert, auteur de L’amour libre en 1898, expliquait que « la misère » est la cause de la prostitution, car « [s]i vivre de son travail est très difficile à l’homme, cela est à peu près impossible à la femme ». Rappelant que ce sont les métiers les plus mal payés et les plus précaires qui nourrissent le travail sexuel monnayé, il rapportait les propos d’une prostituée : « “J’ai vécu de ma machine à coudre tant que j’ai pu. Mais le propriétaire me l’a reprise un jour de terme, et il a bien fallu que je fasse marcher l’autre, celle que nous avons, toutes, ici.” Et la fille, ce disant, montrait son ventre. Il n’y a là que misère ». De même, l’anarchiste et féministe Madeleine Pelletier, écrivait en 1934 dans l’Encyclopédie anarchiste :

« [c]e sont, en général, des filles du peuple qui deviennent prostituées. Souvent, elles y sont poussées par un amant qui veut vivre en parasite à leurs dépens. […] Mais le plus souvent, c’est la misère qui pousse la femme au trottoir. […] On lui offre des salaires insuffisants. Elle doit, pour vivre, compter sur l’aide de ses parents, d’un mari ou d’un amant. Quand elle n’a ni les uns, ni l’autre, il ne lui reste de choix qu’entre la prostitution et la mort. »

Pelletier et d’autres féministes[7] critiquaient ainsi le capitalisme, rappelant que les femmes sont discriminées sur le marché du travail et moins rémunérées que les hommes[8]. En 1934, toujours en France, l’anarchiste Charles-Auguste Bontemps a expliqué à l’occasion d’une conférence sur les maisons closes qu’une femme choisit le plus souvent de se prostituer « parce qu’elle a besoin de manger », rappelant que « la prostitution ne commence ni dans la rue, ni dans la maison close, mais à l’atelier, au magasin, au bureau. Combien de jeunes femmes sont harcelées jusqu’à ce qu’elles cèdent pour ne pas perdre leur gagne-pain ! ». Ces anarchistes considéraient également que les rapports inégalitaires entre classes influençaient fortement le travail sexuel monnayé. Le Français Sébastien Faure a prononcé en 1920 une conférence intitulée « La femme », où il suggérait que la prostitution, produit du capitalisme, était appelée à disparaître avec lui, avant de préciser : « Il faut aux bourgeois, aux riches, aux millionnaires, une chair jeune et appétissante. Ce n’est pas dans les filles de son rang, de son monde qu’il va chercher l’apaisement de son rut, c’est parmi les filles du peuple qu’il va chercher ses victimes ».

Bien sûr, certains hommes issus des classes populaires, voire certains anarchistes, fréquentaient des prostituées. Mais ces pratiques étaient critiquées et renvoyées à de la domination, de l’exploitation et de l’humiliation. Les anarchistes espagnoles des Mujeres Libres y voyaient même une trahison de classe, leurs camarades masculins se comportant comme des bourgeois envers leurs sœurs de misère. Dans leur journal en janvier 1937, ces femmes anarchistes se désolaient ainsi qu’en pleine guerre révolutionnaire :

 

« [l]es music-halls et les maisons closes continuent à être remplis de foulards rouges, rouges et noirs et de toutes sortes d’emblèmes antifascistes. C’est une incohérence morale incompréhensible que nos miliciens — magnifiques combattants au front pour de si chères libertés — soient à l’arrière ceux qui alimentent et étendent même la dépravation bourgeoise dans une de ses formes d’esclavage les plus pesantes : la prostitution de la femme. On ne peut expliquer que des esprits disposés dans les tranchées à faire tous les sacrifices nécessaires pour vaincre dans une guerre à mort, encouragent, dans les villes, l’humiliant achat et vente de la chair de leurs sœurs de classe et de condition. […] COMBATTANTS : […] Ne continuez pas à outrager celles qui, comme unique moyen de vie, doivent supporter votre tyrannie d’acheteurs pendant que nous, nous nous efforçons de trouver le meilleur moyen d’émanciper ces vies-là. »

 

 

Un métier comme les autres

 

Les milieux anarchistes restaient toutefois traversés de débats et de prises de positions contradictoires sur la prostitution. Certes, plusieurs métiers associés au pouvoir et à la domination sont supposés disparaître suite à l’établissement d’une société anarchiste, comme les fonctions de député, juge, policier, gardien de prison et professeur d’université. Les anarchistes considèrent aussi que les taches les plus pénibles devraient être effectuées sans discrimination sexuelle ou raciale, et de manière alternée entre les membres de la communauté. Toutefois, des anarchistes ont pu justifier la prostitution en la présentant comme un métier « comme les autres », et qui ne devrait pas nécessairement disparaître advenant une société anarchiste. Cette position était notamment défendue par l’anarchiste américain Victor S. Yarros, auteur du pamphlet « La question de la femme », publié en 1888 et qui connaîtra un certain rayonnement et une traduction vers l’allemand en 1914. Dans cet écrit, Victor Yarros explique :

« qu’il devrait apparaître simplement approprié et naturel qu’une femme accepte une compensation pécuniaire pour une relation sexuelle avec des hommes […]. L’idée que le sexe est sacré m’apparaît un reliquat et le résultat du culte antique des organes sexuels, que la théologie chrétienne a assimilé inconsciemment et incorporé dans ses propres doctrines mystiques. »

Ce type d’argument recoupait la critique anarchiste formulée contre le puritanisme et la morale religieuse, accusés de contraindre les désirs légitimes. En France, É. Armand, qui se présentait comme anarchiste « individualiste » partisan de la « camaraderie amoureuse », expliquait en 1934 dans l’Encyclopédie anarchiste que « [s]i la prostitution personnelle et privée ne relève que de la conscience, comme de s’adonner au métier de charcutier ou de modiste, il faut laisser à la prostituée la possibilité de faire son commerce. » Au même moment, Madeleine Pelletier écrivait qu’« [o]n soutient volontiers, aujourd’hui, que la prostitution est un métier comme un autre et qu’il n’a rien de déshonorant. » Mais elle rappelait que la morale juge différemment le travail du sexe monnayé dans les quartiers riches et pauvres. La même année, Charles-Auguste Bontemps déclarait : « Il nous importe peu, au fond, qu’une femme se prostitue si elle n’y est pas contrainte ».

Alors que des anarchistes justifiaient la prostitution en l’amalgamant aux autres métiers salariés, d’autres la condamnaient d’autant plus, en la saisissant comme un métier lui aussi exploité. Pour ces anarchistes (comme pour les marxistes), le salariat n’est pas libre dans le capitalisme car l’absence de travail ou de salaire entraînerait la mort. Le célèbre anarcho-communiste Pierre Kropotkine évoquait d’ailleurs avec ironie la revendication d’un « droit au travail », lui préférant celle du « droit de vivre ». S’il faut respecter la dignité et l’honneur de la femme qui « opte » pour le travail sexuel monnayé comme le prolétaire qui « choisit » de travailler à l’usine ou à la mine, ces activités économiques relèvent d’un système injuste de domination. Le travail de la prostituée comme celui du prolétaire sont tous deux exploités et aliénés. Ainsi, pour É. Armand : « On peut appeler prostitution l’acte, par un homme ou une femme, de livrer son corps, dans un but de satisfaire sexuellement autrui, pour de l’argent, alors que soi, on n’éprouve aucun plaisir », et d’effectuer « un travail manuel ou intellectuel qu’on ne ferait pas si la nécessité de se sustenter ne nous talonnait pas. Il n’y a, dans les deux cas, qu’une seule et même prostitution ». À peu près à la même époque en Espagne, Lucia Sanchez Saornil, militante lesbienne des Mujeres Libres, évoquait aussi « la prostitution dans tous ses aspects : celle de l’homme qui devait hypothéquer sa pensée et ses idées pour manger, celle de la femme qui devait pour la même raison, arriver à la vente de son propre corps ». Associer la prostitution aux autres métiers permet ici de renforcer la critique du travail exploité.

Si la prostitution peut parfois être considérée un métier comme les autres, les anarchistes ne s’en réjouissent pas pour autant. De manière imagée, l’anarchiste Julio Mafud déclarait ainsi au début du xxe siècle, en Argentine, que la prostituée est de la « chair à cabaret » plutôt que de la « chair à usine ». Peut-on prétendre pour autant que des travailleuses du sexe qui n’exerceraient pas leur activité sous la contrainte d’un proxénète ne seraient pas exploitées ? Peut-on considérer qu’elles pratiquent l’autogestion, lorsqu’elles se vendent à des clients et conservent l’argent qu’ils leur versent ? Le client serait-il un consommateur et non un exploiteur, s’il paie la prostituée ? É. Armand refusait cette perspective, considérant que dans le capitalisme, les métiers autonomes impliquent également une forme d’exploitation et ressemblent à la prostitution.

« Du salarié obligé de travailler pour un patron, alors que lui répugne l’exploitation de l’homme par l’homme, au littérateur ou à l’artiste écrivant, peignant, sculptant, jouant la comédie sans but autre que de vendre leur production et relativisant celle-ci au goût de ceux qui peuvent payer : tous sont à un degré ou à un autre des prostitués. Et, comme la prostitution sexuelle, cette prostitution économique entraîne une déformation mentale qui vicie toutes les relations humaines. À qui se prostitue davantage : les honneurs, les situations les meilleures, l’avenir assuré. Tant qu’on regardera comme normal de vendre son effort musculaire ou cérébral, la prostitution des organes sexuels existera. »

Pour reprendre les catégories proposées par Armand, la « prostitution sexuelle » et la « prostitution économique » – formule qui désigne tous les autres métiers salariés – ne sont pas réellement autonomes dans un système capitaliste qui pervertit les rapports humains en évaluant toutes les activités humaines selon des critères monétaires et en encourageant la concurrence entre les individus. Revenant plus spécifiquement sur la « prostitution sexuelle », Armand et d’autres anarchistes ont rappelé que choisir cette activité restait une action déterminée conjointement par le capitalisme et le patriarcat, puisque ce sont avant tout des femmes pauvres qui se prostituent.

Madeleine Pelletier a saisi cette articulation entre sexe et classe de manière particulièrement fine. Elle est devenue la première femme interne en psychiatrie et elle a transgressé les codes de son époque, refusant l’amour masculin et le mariage, s’habillant comme un homme et fumant le cigare. Mais elle n’avançait pas pour autant que les contraintes sociales pouvaient être transgressées à volonté et que toutes les femmes étaient systématiquement en position de choisir quel métier exercer. Madeleine Pelletier écrivait ainsi que plusieurs contraintes, y compris la socialisation, réduisaient les possibilités pour les femmes d’accéder à tous les emplois, les poussant même parfois à la prostitution :

« [T]oute l’éducation de la femme est sous le signe de la prostitution. Dès qu’elle se tient sur ses jambes, elle comprend qu’elle doit plaire. On lui apprend la coquetterie ; on soigne ses cheveux, sa mise, on éduque son geste. La spontanéité, le naturel sont bannis ; tout est recherché en vue de l’effet à produire. Recevoir des cadeaux est considéré par la femme comme chose naturelle. Le moindre amoureux est tenu d’offrir un bijou ; dans les milieux les plus modestes, un vêtement, un objet d’utilité. […] Dans le ménage, la prostitution continue. »

De plus, un fort déterminisme économique enjoint les membres des classes populaires à accepter des métiers caractérisés par des bas salaires et de mauvaises conditions de travail. À l’inverse, les membres des classes moyennes et supérieures sont encouragés à entrer à l’université, ce qui les conduit vers des emplois bien rémunérés, associés à du pouvoir et liés à des privilèges symboliques et matériels (sans compter qu’ils héritent généralement — sans travail aucun — d’une part de la fortune familiale).

Aujourd’hui encore, l’idéologie libérale encourage à penser que chacun est en capacité de choisir librement quel métier exercer. Or il est rare qu’un individu issu des classes supérieures choisisse d’être concierge, plongeur dans un petit restaurant ou prostitué, sinon seulement durant sa jeunesse, pour payer des études qui lui permettront d’occuper une position plus favorable. De même, si une femme issue des classes populaires, et parfois de l’immigration, a le droit de vouloir devenir juge, propriétaire d’une usine ou professeure d’université, le système inégalitaire de classe, doublé d’un système sexiste et raciste, limite de facto ses choix. Il importe alors de distinguer entre liberté de choisir et possibilité de décider. Choisir évoque la liberté d’opter pour l’ensemble des choix (tous les métiers, par exemple). Décider évoque plutôt la marge de manœuvre limitée dont dispose une personne face à des choix limités. C’est ainsi qu’une femme pratiquant le travail sexuel monnayé au Québec propose de parler de « décision orientée » pour exprimer une dynamique sociale dans laquelle elle est une agente active, à la fois capable d’expliquer rationnellement ses décisions et les contraintes auxquelles elle est soumise : « on fait très peu de choix, mais on a beaucoup de décisions à prendre et on ne contrôle pas nécessairement l’environnement dans lequel nos décisions se prennent. C’est ce qu’on pourrait appeler une décision orientée ».

Ces réflexions actuelles font écho aux propos d’É. Armand, qui attaquait celles et ceux qui soutenaient que la prostitution puisse contenir une dimension émancipatrice :

« Certaines personnes appartenant à des milieux d’avant-garde, et qui tiennent pour une entrave à l’émancipation de l’individualité ce qu’elles appellent la morale des petits bourgeois et des petits rentiers, ont cru voir dans l’exercice du métier de prostituée une émancipation du capitalisme. Nul n’a droit, en société capitaliste, de condamner une prostituée, mais prétendre que cette industrie émancipe, c’est se tromper grossièrement. […] Ce n’est pas le cas pour la prostituée, à l’exception de quelques courtisanes de haut parage, et encore ! »

Des anarchistes ont rappelé que le travail du sexe monnayé était l’un des pires qui soit, puisqu’il s’agit d’une activité économique où des femmes mettent en danger leur sécurité psychologique et physique : risque de maladies sexuellement transmissibles, violences des policiers, des clients et des criminels qui tentent de contrôler le marché, etc. Madeleine Pelletier précisait que

« [c]e qu’on peut dire de la prostitution, c’est que c’est un vilain métier. Il faut se livrer à n’importe qui, souvent à des ivrognes, subir des caresses répugnantes. On attrape obligatoirement la syphilis, qu’il faut soigner toute sa vie et dont on meurt ; on gagne, en outre, toutes espèces de maladies sexuelles ou non. On est conduit forcément à une vie désordonnée, dans un milieu crapuleux, et on meurt prématurément, presque toujours. »

À son tour, l’anarcha-féministe chinoise He Zhen constatait que prétendre que la prostitution serait un métier comme les autres tendrait à faire oublier les conditions particulières dans lesquelles il se réalise.

 

Le mariage comme prostitution

 

L’analyse critique de la prostitution que développaient les anarchistes s’exprimait aussi dans leur manière de concevoir le mariage (hétérosexuel), par lequel une femme s’engage auprès d’un homme à effectuer gratuitement des tâches domestiques et parentales, et à s’offrir à lui sexuellement[9]. En échange, il lui assure le gite, la nourriture et un peu d’argent. Comme l’expliquaient les Mujeres Libres, « la femme qui vit dans une dépendance économique reçoit une paie, même si elle lui vient de son mari légitime ». Ainsi conçu, le mariage s’apparente à une forme légale de travail sexuel monnayé ou commercialisé, et cette pratique s’inscrit dans l’histoire longue de la domination masculine. L’anarchiste Charles-Auguste Bontemps expliquait ainsi l’apparition et la permanence du « patriarcat » dans l’histoire car alors « le rapt se généralise, […] la dot se transforme en prix d’achat. La femme est objet de négoce : bête à travail, bête à enfantement, bête à plaisir. La prostitution est née. Depuis, toute femme a été une prostituée virtuelle ».

Toutefois, cette conception ne se limitait pas aux seuls anarchistes. Nombreuses ont été les féministes qui ont critiqué le mariage comme une forme d’« esclavage » ou de « prostitution », dont Mary Astell au xviie siècle et Mary Wollstonecraft au xviiie siècle, – cette dernière étant par ailleurs la compagne de William Godwin, un libéral radical anglais considéré par certains comme l’un des fondateurs de la philosophie anarchiste. Il faut rappeler que les législations de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle interdisaient formellement aux femmes d’accéder aux mêmes opportunités que les hommes, par l’éducation, ou d’exercer certains métiers particulièrement prestigieux et rémunérés. Peut-être encore davantage qu’aujourd’hui, le mariage était considéré comme une stratégie des femmes visant à leur assurer de quoi subvenir à leurs besoins matériels ; cette perspective renforçait d’ailleurs la critique du mariage comme forme légale de prostitution. Certes, de très nombreuses jeunes femmes occupaient alors un emploi salarié ; mais il était souvent mal payé et peu prestigieux. Il permettait avant tout de se constituer une dot pour un futur mariage. Si des femmes continuaient à toucher un salaire une fois mariées, leurs époux avait le droit d’en disposer à leur guise. Il était aussi accepté par la loi que des maris corrigent physiquement leur épouse. Dans le cadre du mariage, aucune relation forcée ne pouvait être assimilée à du viol. Aux États-Unis, l’anarchiste Voltairine de Cleyre s’en était d’ailleurs alarmé, affirmant en 1895 que toutes les femmes constituaient un « sexe mis en esclavage ». Selon elle, il existait une « classe » de femmes, déclaration qui lui aurait valu le reproche d’être « trop généralisatrice ». Elle persistait pourtant : « J’ai dit alors, et je dis maintenant, “en tant que classe” ». Elle précisait qu’« [o]n ne peut avoir une société libre, ni juste, ni égale, ni rien qui s’en approche tant que la féminité est achetée, vendue, logée, vêtue nourrie et protégée comme un bien meuble ».

Toujours aux États-Unis, Emma Goldman expliquait que si la prostituée ne vend son corps que le temps d’une « passe », l’épouse devait au contraire partager son quotidien avec son mari, se soumettre à son autorité, porter et mettre au monde ses enfants et les élever : « elle se prostitue chaque heure, chaque jour de sa vie ». Elle ajoutait dans un texte entièrement consacré à la prostitution qu’« il ne s’agit que d’une question de degré si elle [la femme] se vend à un homme, à l’intérieur ou à l’extérieur du mariage, ou à plusieurs hommes ». Goldman comparait ainsi le mariage à la prostitution pour faire la critique des deux institutions. Éprise de liberté amoureuse et sexuelle, Emma Goldman considérait que la prostitution, comme le mariage, ne relevaient pas d’un choix individuel autonome, mais d’une décision socialement déterminée par l’inégalité économique qui caractérise le capitalisme et le « système industriel ».

En France, l’anarchiste et antimilitariste française Madeleine Vernet, collaboratrice au journal Le Libertaire, déclarait que le « mariage est une prison […] le mariage est la prostitution de l’amour ». É. Armand expliquait, à son tour, que « [p]our les individualistes, le mariage s’apparente à une forme de prostitution légale, la femme abandonnant l’usage exclusif de son corps en échange de la sécurité matérielle qu’il est censé lui procurer en vertu des dispositions du Code civil. » L’épouse est ainsi l’« esclave de son compagnon, dont elle dépend sous le rapport économique ».

Toujours en France, une autre anarchiste, Nelly Roussel mettait en garde, dans Le Libertaire (13 février 1904), contre la tentation de :

« raisonner comme si l’homme et la femme se trouvaient actuellement dans les mêmes conditions sociales […] il n’est guère de métier où elle ne puisse, même par le travail le plus acharné, subvenir complètement à ses besoins et à ceux de ses enfants. Et ce qui fait son esclavage, ce sont moins peut-être les chaînes légales, l’injurieux article du Code lui prescrivant l’obéissance, que la nécessité où elle se trouve, neuf fois sur dix, de recourir à un homme qui l’aide à vivre et qui souvent abuse de sa situation pour l’humilier et l’asservir. Mariage régulier, union illégitime, ou “galanterie” […] au fond, c’est toujours la même chose pour la femme, toujours la même situation, aussi périlleuse qu’humiliante : livrer son corps à l’homme en échange du pain quotidien. »

Cette lecture critique du mariage et des relations hétérosexuelles, permettant une critique simultanée de la prostitution, se retrouvait chez plusieurs anarchistes de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle : en Argentine, sous la plume de Carmen Lareva dans le journal anarchiste La Voz de la Mujer, chez René Chaughi, dans les écrits de l’anarchiste chinoise He Zhen, chez l’exploratrice et féministe libertaire Alexandra David-Néel, chez le Mexicain Ricardo Flores Magón et chez les Mujeres Libres vers 1930. Ces dernières considéraient qu’une femme mariée se prostitue de facto lorsque sa vie dépend économiquement d’un homme, mais elles précisaient que l’existence du travail sexuel monnayé a pour effet de diviser les femmes entre « épouses » et « putains », c’est-à-dire entre femmes honorables et méprisables.

 

 

Prostitution et amour libre

 

Enfin, les réflexions des anarchistes sur la liberté amoureuse et sexuelle peuvent aussi éclairer leur conception critique de la prostitution. On peut d’ailleurs noter que les femmes anarchistes ont souvent fait l’objet d’insultes, car elles étaient perçues comme sexuellement émancipées. Une ancienne membre des Mujeres Libres se rappelle que les femmes anarchistes étaient alors « considérées comme des putes ». On peut distinguer, certes schématiquement, deux conceptions différentes de l’amour libre chez les anarchistes . D’un côté, on prône la diversité sexuelle et amoureuse, soit la multiplicité des partenaires et la transgression de la norme hétérosexuelle. Cette approche correspond aujourd’hui plus ou moins à la tendance queer (voir les numéros des revues Sexualities [2010] et Réfractions [2013]). De l’autre, on privilégie les relations monogames ; cette perspective peut sembler conventionnelle dans la mesure où elle se calque sur l’exclusivité du mariage, mais ces relations doivent être égalitaires, mutuellement consenties, indépendantes de tout rituel étatique ou religieux, et peuvent être rompues librement à tout moment. Cette seconde approche considère que les hommes hétérosexuels valorisent trop souvent les relations « ouvertes » et le « polyamour » pour justifier l’appropriation sexuelle des corps de femmes, sans respecter leurs émotions ni se sentir responsables pour les conséquences induites par ces relations. Enfin, une dernière tendance, moins connue, suggère aux femmes de se libérer de la domination masculine et des contraintes sexuelles par l’asexualité ou l’abstinence volontaire, ce que proposait déjà Madeleine Pelletier en son temps.

Si la marchandisation de la sexualité peut se justifier au nom de la liberté sexuelle, des anarchistes considèrent qu’elle entre en contradiction avec le principe de l’amour libre. Dans le cas du travail sexuel monnayé, l’amour et la sexualité ne sont pas « libres », mais déterminés par des motivations économiques et des besoins matériels. Ainsi, É. Armand, connu pour ses prises de position sur la liberté amoureuse et sexuelle dans son livre La révolution sexuelle et la camaraderie amoureuse , déclarait que « la prostitution féminine disparaîtra quand les rapports amoureux seront des relations cimentant la bonne camaraderie entre humains des deux sexes, il ne viendra plus à personne l’idée qu’ils puissent s’acheter ou se vendre ». Il proposait la création de groupes d’affinité qui compteraient deux, trois, quatre individus ou plus, pratiquant la « camaraderie amoureuse », c’est-à-dire des « rapports sentimentalo-sexuels ou érotiques ». Ces rapports seraient librement consentis, égalitaires, mutuels et gratuits[10].

Dans un journal anarchiste chilien publié au début du xxe siècle, El Acrata, Magno Espinoza expliquait qu’en situation d’amour libre, les femmes « ne vendront pas leurs corps comme une sorte de marchandise », car l’union sexuelle et amoureuse ne doit pas supposer de l’argent pour être libre, ainsi qu’égalitaire. Cette même exigence s’exprimait chez les anarchistes au sujet de l’amitié et du militantisme, qui devraient être aussi fondés sur des relations volontaires, consensuelles, égalitaires et gratuites. À leurs yeux, faire commerce de sexualité apparaissait comme une abdication face au principe libéral du capitalisme selon lequel tout doit avoir une valeur marchande, tout doit pouvoir être acheté et vendu. Il s’agit donc d’une conception anticapitaliste et anti-utilitariste des rapports humains.

 

 

Solidarité anarchiste

 

Si les anarchistes critiquaient la prostitution et souhaitaient son abolition, cela ne les empêchait par d’être solidaires des prostituées (voir, par exemple, l’anarchiste français Élisée Reclus). Fidèles à leurs positions antiautoritaires, les anarchistes n’envisageaient pas la répression policière ni la criminalisation des prostituées comme une solution acceptable pour enrayer la prostitution. Au contraire, les anarchistes ont souvent déploré et dénoncé la répression que subissaient les prostituées, relevant par ailleurs que la police s’intéressait davantage aux prostituées pauvres qu’à la prostitution de luxe. Le journal La femme affranchie, dirigé de 1904 à 1913 par Gabrielle Petit, féministe, antimilitariste et anarchiste, dénonçait la police française et son droit d’interpeler sans mandat les prostituées. Le journal estimait à « dix mille » le nombre de prostituées ou prétendues telles, emprisonnées pour n’avoir « commis d’autres crimes que d’être pauvres ». Si, pour un anarchiste comme Charles-Auguste Bontemps, il importait d’en finir avec la criminalisation du travail du sexe monnayé, sa légalisation n’apparaissait pas non plus comme une solution souhaitable, car elle soumettait alors les prostituées à l’impôt et donc à l’Etat – cette institution détestée.

Les anarchistes espéraient que la révolution entraîne la disparition du capitalisme et de la domination masculine, et donc de la prostitution. À titre d’exemple, Har Dayal, un Indien anarchisant qui vivait aux États-Unis vers 1910, a intégré dans ses huit principes du radicalisme l’importance de « réaliser la liberté complète de la femme en termes économiques, moraux, intellectuels et sexuels, et abolir la prostitution et le mariage, et toutes autres institutions fondées sur l’esclavage de la femme ». L’Espagnole Mercedes Comaposada, directrice du journal Mujeres Libres, rappelait que la Révolution a pour but de transformer la vie sociale de façon telle que les hommes ne continuent pas de soumettre une partie de leurs sœurs : « aussi longtemps qu’une seule femme est considérée comme un objet et empêchée de développer sa personnalité, la prostitution, en fait, continue d’exister ». Comme les domestiques et les couturières, les prostituées étaient d’ailleurs perçues par des anarchistes comme les plus exploitées du système, et donc ses principales victimes. En conséquence, elles étaient identifiées comme les porteuses les plus sincères du projet d’émancipation révolutionnaire.

En attendant la révolution, l’abolition de la prostitution passait par des réformes substantielles. En France, le journal La femme affranchie a publié des extraits De l’injustice des deux morales sexuelles, un ouvrage de Marguerite Bodin et Suzanne Striewe qui proposait en 1901 de mettre fin à la règlementation du travail sexuel monnayé et des maisons closes, de favoriser l’« augmentation des carrières ouvertes aux femmes et [l’]élévation des salaires féminins » et l’« instruction intégrale » pour les femmes. Les auteures considéraient en effet que le manque d’éducation accentuait la difficulté pour les femmes de subvenir à leurs besoins par un salaire adéquat. En Espagne, les Mujeres Libres expliquaient dans leur journal que « [l]a liberté et l’égalité économique sont nécessaires : égalité des salaires, égalité des traitements, égalité d’accès aux postes de travail de toutes sortes. C’est cela qui a été si souvent répété, si souvent entendu et qui est la base des actions contre la prostitution ». D’autres pensaient que la prostitution disparaîtrait avec la fin de la domination masculine. Pour Madeleine Pelletier, « [l]a cause de la prostitution ne doit pas être cherchée ailleurs que dans l’esclavage moral et social de la femme : l’affranchissement total du sexe féminin la fera disparaître ».

En attendant la fin du capitalisme et du patriarcat, voire la mise en place de réformes significatives, certaines propositions concrètes ont été avancées par des anarchistes ou par des prostituées dont des anarchistes ont relayé les propos. Ainsi, le journal La femme affranchie a publié des textes de prostituées, dont Rosine H qui déclarait : « on nous oblige à ce triste métier », « [n]ous, les malheureuses qu’on emprisonne après nous avoir syphilisées ». En 1905, une lettre collective de plusieurs prostituées est publiée sous le titre « Appel à tous les gens de cœur ». Des prostituées y exposent leurs problèmes et leurs idées pour les surmonter. Si elles se prostituent, expliquent-elles, c’est que « la misère [les] a jetées au trottoir », mais elles « voudraient se relever par le travail » et rêvent de fonder un « atelier coopératif » de couture. Elles expliquent d’ailleurs qu’elles ont des visées sur un local, mais qu’il leur manque des fonds. Elles demandent donc aux lectrices et aux lecteurs une aide financière pour les aider à « sortir du ruisseau et de l’esclavage le plus atroce. Nous voulons vivre libres par notre travail ». Malheureusement, l’appel ne reçoit pas la réponse espérée. Peu après, le collectif du journal La femme affranchie se divise entre celles qui veulent suivre Paul Robin, un pédagogue anarchiste qui suggère que la syndicalisation est la meilleure solution pour celles qui pratiquent le travail du sexe monnayé, et Félicie Numieska et d’autres collaboratrices qui se placent plutôt du côté des femmes qui veulent quitter cet « esclavage ».

Ces oppositions s’observent également en Espagne républicaine vers 1935, alors que les anarcho-syndicalistes de la Confédération nationale du travail (CNT) encourageaient les prostituées à former des « syndicats de l’amour » (sindicato de amor) pour se défendre face aux proxénètes et aux clients[11]. Pour leur part, les Mujeres Libres ont rappelé dans leur journal qu’« [o]n a tenté d’en finir avec la prostitution de mille manières […]. Dans certaines occasions, cela s’est manifesté par des mesures policières […]. Dans d’autres, cela prit la forme d’une condescendance criminelle et abusive, règlementariste et créatrice d’impôts […]. Et, enfin, on laissa faire, on [l’]ignora ». Les Mujeres Libres ont surtout cherché à mettre en place des Liberatorios de prostitucion, des Centres libératoires de la prostitution. Ces refuges devaient offrir des services médicaux et psychologiques, un enseignement en éthique, des formations professionnelles et développer l’autonomie pour aider les femmes à se « sortir » de la prostitution. Une aide morale et matérielle aurait également été proposée, même après que les femmes aient quitté le centre. Les contraintes de la guerre civile empêcheront le développement de ces centres, mais des militantes vont distribuer des tracts et coller des affiches dans des quartiers de prostituées, et discuter avec elles pour les encourager à changer d’activité. Certaines vont répondre à leur appel, voire rejoindre les rangs de l’organisation anarchiste.

En Espagne, à la même époque, Federica Montseny – ministre anarchiste de la Santé et de l’Assistance sociale sous le gouvernement républicain – expliquait que des maisons closes avaient été fermées dans des villages et des proxénètes exécutés depuis le début de la Révolution. Mais elle ne pensait pas pouvoir « abolir immédiatement » la prostitution et il lui apparaissait « impossible » de fermer les maisons closes à Barcelone. D’après elle :

« [La] prostitution constitue un problème moral, économique et social qui ne peut pas être résolue juridiquement. La prostitution sera abolie lorsque les relations sexuelles seront libéralisées ; quand la moralité chrétienne et bourgeoise sera transformée ; quand les femmes auront des professions et des opportunités sociales qui leur permettront d’assurer leur vie et celle de leurs enfants ; quand la société sera établie de telle manière que personne ne sera marginalisé ; quand la société sera organisée pour assurer la vie et les droits de tous les êtres humains. »

Elle ajoutait : « Nous donnons à chaque prostituée la possibilité de changer de vie et de rentrer dans la société des travailleurs. […] On a fondé une maison pour les anciennes prostituées où elles peuvent, si elles le désirent, apprendre un métier ».

 

 

Conclusion

 

Cette recherche reste exploratoire et mériterait d’être élargie et approfondie, par la diversification des sources et l’analyse plus détaillée des discours anarchistes selon leur origine géographique et linguistique et leur affiliation organisationnelle et idéologique (anarcha-féministes, anarcho-syndicalistes, anarcho-communistes, anarcho-individualistes, etc.). Ces réflexions des anarchistes du passé passent sous silence des formes très répandues aujourd’hui de travail sexuel monnayé, comme les services sexuels virtuels dans le cyberespace et la pornographie (qui existait à l’époque, sous forme de cartes postales). Elles ne traitent pas non plus de prostitution masculine ou homosexuelle, et discutent peu du racisme, à l’exception de quelques textes écrits sur la « traite des blanches ».

Cette recherche permet tout de même de constater que le plus souvent, les anarchistes de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle critiquaient avant tout la prostitution plutôt que les prostituées elles-mêmes, et portaient l’espoir que ces dernières puissent s’émanciper de cette forme particulièrement brutale d’exploitation économique et sexuelle. Il importait de dégager la prostitution de la « liberté de choix », pour interroger avant tout les inégalités qui séparaient les classes et les sexes.

Ces retours historiques peuvent-ils éclairer la situation actuelle ? Dans une société comme le Canada, par exemple, la décision de se prostituer semble fortement orientée par les systèmes de domination et d’exploitation que sont le patriarcat, le capitalisme, le racisme et le (post)colonialisme. L’individu qui décide de se prostituer est le plus souvent une femme pauvre. Les femmes des Premières nations, dites amérindiennes ou autochtones, sont surreprésentées dans la prostitution et pratiquent souvent le travail sexuel monnayé le plus misérable et le plus dangereux. Les forces policières n’ont aucun intérêt à assurer leur protection, d’où les récents meurtres en série et les nombreuses disparitions non élucidées. Comme l’indique le jugement du procès d’un homme ayant assassiné trois femmes autochtones dans la province de Saskatchewan, le meurtrier avait quatre raisons pour les agresser, sans compter leur pauvreté économique : « premièrement, elles étaient jeunes ; deuxièmement, elles étaient des femmes ; troisièmement, elles étaient autochtones ; et quatrièmement, elles étaient des prostituées. […] L’accusé les a traitées avec mépris et brutalité ; il les a terrorisées et finalement, il les a tuées. Il semblait déterminé à détruire tout résidu de leur humanité ». Plusieurs femmes autochtones, dont Cherry Smiley du Réseau d’action des femmes aborigènes (Aboriginal Women’s Action Network), se sont d’ailleurs prononcées en faveur de « la fin de la prostitution »[12]. Lors d’un rassemblement en octobre 2010, à Montréal, Cherry Smiley a déclaré : « Nos expériences historiques et contemporaines, notre connaissance, notre dignité et notre sécurité ont été ignorées au bénéfice des intérêts des hommes prédateurs. La prostitution est un abus qui découle des […] inégalités ».

Sans prétendre que les anarchistes d’aujourd’hui doivent se soumettre à la tradition, les réflexions du passé semblent concorder avec la proposition contemporaine d’un « abolitionnisme révolutionnaire » ou, plus spécifiquement, d’un abolitionnisme anarchiste. Cette perspective rappelle que la prostitution est encore fortement influencée par

  1. le système capitaliste en général (exploitation et aliénation) et l’idéologie libérale (mythe de la liberté de choix)
  2. le patriarcat comme système économique (discrimination salariale entre les sexes et exploitation du travail féminin par les hommes)
  3. la morale (distinction entre mères et putains)
  4. l’État (répression ou réglementation, et politiques racistes).

Tout comme les anarchistes sont solidaires des personnes salariées qui critiquent le capitalisme et leur travail, il s’agit d’être solidaire envers les femmes prostituées et anciennement prostituées, et de respecter leur parole, surtout quand elles critiquent leur travail sexuel monnayé.

C’est d’ailleurs ce que les féministes radicales Les Sorcières proposent dans leur éditorial où elles avancent une « position féministe et anarchiste sur l’exploitation sexuelle ». Elles souhaitent la fin de l’exploitation sexuelle et de la commercialisation du corps des femmes, tout en condamnant la répression policière et en admettant que « [l]’industrie du sexe s’effondrera lorsque nous abolirons le patriarcat, le capitalisme et le racisme ». En attendant, elles déclarent qu’il importe d’être solidaire des travailleuses du sexe et à l’écoute de celles « qui témoignent de ce qu’elles ont vécu », rappelant que « toutes les femmes sont concernées par l’industrie du sexe », et souhaitant que les femmes « qui veulent sortir de la prostitution puissent le faire facilement ».

 

Merci à l’auteur de nous donner l’autorisation d’utiliser son travail. Vous pouvez d’ailleurs retrouver deux autres podcasts avec Francis Dupuis-Déri ici et ici.

Ni dieu, ni maître, ni proxo, ni mari. Vive la Liberté, et vive l’Anarchie !

 


 

Notes

 

↑1. Pour mieux saisir la complexité du débat, voir le dossier « Actualité des échanges économico-sexuels », Genre, sexualité & société, 2, 2009.

↑2.  Lien (consulté le 20 août 2012).

↑3. D’autres « vifs débats » dans l’UCL ont opposé « les approches du “travail du sexe” et celles de l’exploitation sexuelle » (voir Gaudreau, 2013, ch. 3).

↑4. Tel qu’annoncé dans le programme du Salon, diffusé sur le site Internet

↑5. La même année, des arguments similaires se retrouvent au Québec dans un texte intitulé « Pour un abolitionnisme révolutionnaire », signé Communard (2011) : la « défense de “la libre disposition de notre corps” semble une position particulièrement libérale […] La condition de prostitution est une forme parmi d’autres de la marchandisation du corps touchant particulièrement les personnes les plus dominées, les plus exploitées ».

↑6. Plus précisément, cette recherche a été initiée suite à des débats dans les réseaux anarchistes où je milite, et à une discussion dans un séminaire sur l’anarchisme que j’anime à l’UQAM. Alors que je rappelais les propos d’Emma Goldman critiquant la prostitution, une étudiante s’est exclamée : « Je ne comprends pas comment on peut être anarchiste et contre la prostitution ». Cette remarque m’a convaincu de l’intérêt d’étudier les discours des anarchistes sur cette question, abandonnant du coup un principe que j’avais avancé (Dupuis-Déri 2008), à savoir que les hommes proféministes ne devraient pas prendre position publiquement au sujet de la prostitution, pour éviter de s’opposer à des féministes.

↑7. J’emploie ici ce terme pour signifier une analyse qui prend en considération la domination masculine et l’inégalité entre les hommes et les femmes, même si plusieurs anarchistes rejetaient alors l’étiquette de « féministes », identifiée à un mouvement bourgeois (voir notamment Ackelsberg 2010, 15 et suiv.).

↑8. Cela dit, certains anarchistes militaient à l’époque contre le salariat des femmes, prétendant qu’elles concurrençaient les hommes et qu’elles devaient rester au foyer familial (Nicolas, 2010, 15-17).
9 Même chez les anarchistes, des hommes s’attendent à ce que des femmes soient à leur service (Steiner, 2010, 25-26).

↑10. Cela dit, le travail gratuit des femmes peut aussi être exploité par les hommes (Tabet, 2004 ; Blais et Courcy, 2012).

↑11. Toutefois, la CNT s’opposait à l’organisation autonome des femmes en non-mixité, comme le proposaient les Mujeres Libres (Ripa, 1996).

↑12. Voir la vidéo.

 


 

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Auteur

Francis Dupuis-Déri Professeur au département de science politique et à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) Université du Québec à Montréal (UQAM)

 


 

Droit d’auteur

Genre, sexualité et société est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 4.0 International.

Utilisation d’une musique additionnelle Varsovienne de salon de L’École du chat noir

2 Comments
  • Comète
    Posted at 22:04h, 31 janvier Répondre

    Intéressant bien que je ne soit pas d’accord avec la la majorité du propos.
    Vous vous dites en introduction féministe, anti racistes ect. qu’en ai t’il de m’anti-validisme ? Ne l’êtes vous pas ? Cela ne vous intéresse t’il pas ? Pourtant il s’agit bien une énorme discrimination que tout le monde semble trouver normale, même vous ?

  • Pingback:Mirabal ou le silence des pantoufles | Caroline Huens
    Posted at 17:37h, 16 avril Répondre

    […] Les anarchistes et la prostitution : perspectives historiques (de Francis Dupuis-Déri) Masculin/Féminin Pornland (Gail […]

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