La haine des femmes de droite et de gauche — par Andrea Dworkin

La haine des femmes de droite et de gauche — par Andrea Dworkin


 

The Sexual Liberals and the Attack on Feminism, est un ouvrage édité par Dorchen Leidholdt et Janice G. Raymond en 1990. Le 6 avril 1987, huit cents personnes remplirent un des auditorium de la New York University Law School, alors que des centaines d’autres restèrent à la diffusion extérieure sur écrans. Elles venaient écouter des grandes figures du féminisme, autrices, penseuses, et militantes s’exprimer contre une idéologie et un programme qui, selon elles, détruisait le féminisme en se faisant passer pour son meilleur ami. « La haine des femmes de droite et de gauche » est la retranscription de l’allocution d’Andrea Dworkin « Woman-Hating Right and Left », dont nous avons réalisé la traduction ci-dessous.

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| Dossier : Le libéralisme sexuel à l’assaut du féminisme |
| Livre : version complète en anglais |

 


Cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas réunies afin d’exprimer ce que nous entendons par féminisme et pourquoi la lutte pour la liberté des femmes nous importe au point que nous y consacrions nos vies — et pas juste trois heures le dimanche après-midi ; pas simplement une lettre de temps à autre ; pas seulement un « mince, ce n’est pas sérieux ! » outré ici et là. À vrai dire, nous ne pensons pas que nos vies sont insignifiantes. Nous ne pensons pas que les crimes à notre encontre sont minimes et sans importance. Cela signifie que la réalisation de ce que nous sommes des êtres humains avec des droits a formidablement progressé ; que personne ne peut nous priver de ces droits ; et que nous avons été lésées par la subordination systématique des femmes, par les violences sexuelles systématiques à notre encontre. Ainsi nous sommes nous organisées politiquement afin de riposter et changer de fond en comble la société dans laquelle nous vivons.

Il me semble qu’en tant que féministes nous percevons les problèmes actuels d’une façon que les autres personnes ne semblent pas saisir. Plus précisément, la droite et la gauche ne semblent pas saisir ce que les féministes essayent de faire. Les féministes tentent d’abattre une hiérarchie sexuelle, raciale, économique, dans laquelle les femmes souffrent, sont dépossédées, qui célèbre la cruauté à notre encontre, nous prive de dignité et de l’intégrité de nos propres corps.

Il ne s’agit pas, présentement, d’un problème que la gauche s’efforce de résoudre. Vous l’avez sans doute remarqué. La droite ne considère même pas cela comme un problème. La droite ne reconnait toujours pas que ce problème existe — contrairement à la gauche, toujours avant-gardiste. Située à l’avant-garde, la gauche se permet donc de dire : « Alors, oui, nous comprenons le problème. Il n’est juste pas particulièrement important. » La droite — et ses dinosaures — se contente de dire qu’il n’y a aucun problème. Et nous sommes censées choisir entre ces deux options.

C’est pourquoi les féministes observent la société dans laquelle nous vivons et se demandent comment combattre le pouvoir masculin. Pour découvrir comment le combattre, nous devons découvrir comment il s’organise. Comment se maintient-il ? Comment cela fonctionne-t-il ? Comment se perpétue-t-il en tant que système de pouvoir ?

Ainsi, nous examinons le pouvoir masculin, toutes ses institutions, pour comprendre leur fonctionnement. Et nous cherchons un moyen de les arrêter.

Dans ce but, il nous faut observer comment la droite et la gauche entretiennent le pouvoir masculin : pas ce qu’elles disent faire mais ce qu’elles font véritablement. C’est-à-dire que nous devons regarder au-delà de leur discours qui disent, souvent, d’une façon ou d’une autre : « Petites filles, nous savons ce qui est bon pour vous. Nous agissons au mieux de vos intérêts. » La droite nous promet un mari — certes, vous allez devoir lui obéir, mais lui devra vous aimer pour ça, parce que vous lui obéissez. Dans certaines circonstances — comme celles d’aujourd’hui — pour de nombreuses femmes, il ne s’agit pas d’une mauvaise affaire. Parce que cela réduit de plusieurs millions le nombre d’hommes que vous devez écouter.

De leur côté — pensant que c’est un bon plan — les gens de gauche nous disent : « Petites filles » — sauf si, à ce moment-là, ils sont d’humeur particulièrement progressiste, auquel cas ils pourraient dire : « bande de salopes », parce que c’est là leur conception de la liberté — « ce qu’on va faire c’est qu’on va vous donner le droit à l’avortement à condition que vous nous restiez disponibles sexuellement. Et si vous cessez d’être disponibles et que vous commencez à raconter des bêtises sur l’autonomie du mouvement des femmes, on va arrêter de vous soutenir : financièrement, politiquement, socialement, on vous reprendra tout ce qu’on vous a donné pour l’avortement. Parce que si votre droit à l’avortement ne garantit pas que vous soyez disponibles sexuellement, les filles, alors ce n’est pas quelque chose pour vous. » Voilà ce qu’ils nous disent depuis 15 ans.

Face à cela, les féministes décident de comprendre comment ces gens opèrent. Nous allons aborder le problème politiquement. Ce qui veut dire que nous allons tâcher de percevoir et de décrire les systèmes d’exploitation et leur fonctionnement, de notre point de vue de personnes qui en souffrent. Quand bien même nous sommes tout en bas et ils sont tout en haut, nous recherchons leurs points faibles. Et lorsque nous trouverons des failles — et elles pourraient être anatomiques, ou de tout autre ordre — nous bougerons chacun de nos muscles, peu importe notre position, et nous nous débarrasserons de cet enfoiré dans sa manifestation collective.

Cela signifie que nous organisons une résistance politique à la suprématie masculine. Nous avions l’habitude de parler de révolution. Cela nous faisait sourire et rire et nous grisait. Et nous pensions que ce serait facile. Nous ne comprenions pas, pour quelque raison, que ceux au pouvoir n’allaient pas apprécier la révolution autant que nous. Nous avons commencé à nous organiser et ils ont commencé à se sentir mal. Au fur et à mesure qu’ils prenaient conscience de leur vulnérabilité, que la suprématie masculine n’était pas juste cette chose géante, monolithique, offerte par Dieu ou par la nature, ils se sont énervés. Dieu, c’est la droite ; la nature, c’est la gauche.

Nous avons alors commencé à comprendre que la révolution du grand soir n’était pas possible, mais qu’une résistance cohérente, sérieuse et organisée au pouvoir masculin et aux institutions du pouvoir masculin qui nuisent aux femmes était possible. Nous avons commencé à le voir, et ils ont commencé à le voir.

C’est ainsi que commencèrent les jours difficiles pour le mouvement des femmes. Ceux auxquels nous essayons de retirer le pouvoir ne pouvaient pas continuer de nous agresser par les moyens qu’ils avaient eu le privilège d’employer pendant les centaines et les milliers d’années précédentes. Eux aussi allaient s’organiser politiquement pour nous arrêter. Et c’est ce qu’ils ont fait.

Quand je parle de résistance, je parle d’une résistance politique organisée. Je ne parle pas seulement de quelque chose qui va et vient. Je ne parle pas d’un sentiment. Je ne parle pas d’avoir dans le cœur plein d’idées de ce qui pourrait se faire, et de passer chaque jour en portant au fond de vous ces idées justes, honorables, magnifiques. Je parle du moment où l’on met au diapason son corps et son esprit, où l’on s’engage dans des années de lutte pour changer la société dans laquelle on vit. Cela ne consiste pas simplement à changer les hommes que vous connaissez pour que leurs manières s’améliorent – ce qui pourrait être utile. Seulement, cela fait maintenant quinze ans, et leurs habitudes ne se sont même pas améliorées de façon perceptible. Mais ce n’est pas ça, la résistance politique. Une résistance politique s’active jour et nuit, clandestinement et ouvertement, là où on la voit et là où on ne la voit pas. Elle se transmet de génération en génération. Elle est enseignée. Elle est encouragée. Elle est célébrée. Elle est intelligente. Elle est pleine de bon sens. Elle est engagée. Et à un moment, elle triomphera. Elle triomphera.

Nous incarnons toutes, par ailleurs, une résistance personnelle, individuelle, à la domination masculine. Nous le faisons de notre mieux. D’ailleurs, regrettablement, ces dernières années, il a été suggéré que l’une des deux — la résistance politique ou personnelle — serait suffisante puisque le féminisme ne serait qu’une sorte de style de vie. Que si vous étiez une femme jeune, moderne, vous étiez évidemment féministe. Mais ce n’est pas ça, être féministe. Le féminisme est une pratique politique de lutte contre la suprématie masculine en faveur des femmes en tant que classe, y compris en faveur de toutes les femmes que vous n’aimez pas, de toutes les femmes que vous ne voulez pas côtoyer, de toutes les femmes qui furent vos meilleures amies mais avec qui vous n’avez plus rien en commun. Peu importe qui sont ces femmes individuellement. Elles sont toutes pareillement vulnérables au viol, aux violences physiques, à l’inceste pendant leur enfance. Les femmes précaires sont plus vulnérables à la prostitution, qui constitue une forme d’exploitation sexuelle intolérable dans une société égalitaire, c’est-à-dire la société pour laquelle nous nous battons.

La résistance dont je parle consiste en partie à refuser de collaborer avec le pouvoir masculin. Refuser d’être utilisée par lui. Refuser d’être son faire-valoir. Refuser de collaborer avec lui pour rendre nos vies un peu plus faciles. Refuser de collaborer avec lui même si c’est ainsi qu’on obtient l’opportunité de s’exprimer dans cette société. Un ventriloque choisit tes mots quand tu sers de porte-parole féminine du pouvoir masculin. Tu n’œuvres pas en faveur de tes sœurs. Mais pour les mecs. Et tu leur facilites la tâche, tu leur permets de nuire à d’autres femmes. Il est très difficile de ne pas collaborer avec le pouvoir masculin tant il est omniprésent. Partout.

Organiser une résistance féministe contre le pouvoir masculin c’est aussi étendre la base de cette résistance aux autres femmes, celles avec qui vous avez peu voire rien en commun. Cela implique des échanges actifs, militants avec des femmes ayant d’autres perspectives politiques parce que leurs vies ont autant de valeur que la vôtre. Voilà pourquoi.

Nous devons dépasser les barrières politiques conventionnelles, les lignes que les hommes ont tracées à notre place. « Nos filles sont de ce côté ; nous les appellerons démocrates, socialistes, nous les appellerons comme nous en avons envie. Ces filles sont de ce côté ; ce sont leurs filles. Les filles qui sont de notre côté ne sont pas autorisées à parler avec celles qui se trouvent de l’autre. » Eh bien, si les filles des deux côtés pouvaient discuter ensemble, elles pourraient bien découvrir qu’elles se font baiser de la même façon par le même genre d’hommes.

En observant l’expérience réelle des femmes — ce que font les féministes, mais pas la droite ni la gauche — que découvre-t-on ? On découvre que dans tout le spectre politique, peu importe leurs convictions, les femmes sont violées et subissent des violences physiques, dans le mariage comme en dehors. On découvre qu’un nombre considérable de femmes adultes sont d’anciennes victimes d’inceste alors même que la fréquence des incestes augmente dans ce pays. À l’heure actuelle, les experts estiment à 16 000 les nouveaux cas d’incestes père/fille — le seul type d’inceste — chaque année.

L’expérience réelle des femmes comprend la prostitution et la pornographie. Lorsqu’on observe l’expérience réelle des femme — qu’on refuse les fadaises dont nous abreuvent les mecs de chaque côté qui nous disent quoi penser et ce que sont nos vies — ce qu’on observe, par exemple en étudiant la pornographie, c’est que son utilisation dans les violences sexuelles remonte à des générations. Avant d’être dans les rues, la pornographie était déjà un rouage des violences sexuelles contre les femmes dans cette société. Je vous rappelle seulement ce que vous savez déjà, à savoir que la majeure partie des violences sexuelles contre les femmes se déroule dans le privé. Tout se déroule, en fait, là où nous ne pouvons le voir. Le remarquable exploit du mouvement des femmes a été de dire : « Violeur, nous n’allons plus respecter ton intimité plus longtemps. »

Les femmes sont isolées dans leur foyers. Ça ne veut pas à dire que les femmes ne peuvent pas sortir ; elles le peuvent. Mais ce qui arrive aux femmes se déroule pour l’essentiel au foyer. Le foyer est le lieu le plus dangereux pour les femmes dans cette société. C’est dans leurs foyers, plus que n’importe où ailleurs, qu’on assassine les femmes. Dans ce pays — qu’elle soit mariée ou en concubinage — une femme est battue toutes les dix-huit secondes.

Avant le mouvement des femmes, les femmes qui étaient violées, les femmes qui étaient battues, ignoraient que d’autres l’étaient également. Cela n’arrivait qu’à elle seule. Pourquoi ? Pour avoir fait quelque chose ; pour avoir été quelque chose ; pour avoir fait une erreur ; pour s’être mal comportée d’une façon ou d’une autre. Le problème — la violence — était scrupuleusement tenu secret par la suprématie masculine. Le fait est que vous pouviez arpenter la rue d’une ville et trouver un nombre considérable de femmes ayant subi exactement les mêmes expériences de violence de la part des hommes pour exactement la même raison. Et la raison — il n’y en a véritablement qu’une seule — c’est qu’elles sont des femmes. C’est ça. Elles sont femmes. La société n’est pas seulement organisée pour punir les femmes mais pour protéger les hommes qui les punissent. Voilà ce que nous essayons de changer.

Concernant la haine des femmes de droite et de gauche, je tiens à vous parler en particulier de la pornographie et de certaines stratégies employées par la droite et la gauche en vue de la préserver, de garder les femmes subordonnées par le biais de la pornographie, et également de perpétuer les violences sexuelles causées — causées — par la pornographie.

La pornographie existait à la maison et était utilisée dans le cadre de violences sexuelles. La pornographie était accessible aux hommes à l’intérieur de groupes réservés aux hommes. Beaucoup d’entre nous avons grandi — si nous avons quarante ou cinquante ans — sans voir de pornographie. Elle ne saturait pas l’environnement comme aujourd’hui. Par conséquent, il nous manquait toujours un élément quand, plus tard, en tant que féministes, nous tentions de comprendre les violences sexuelles. Nous ne parvenions pas à comprendre comment toute cette éthique du violeur et ces façons de maltraiter les femmes étaient communiquées — ni comment les justifications pour ces abus étaient communiquées. Comment les hommes les apprenaient-ils ? Elles ne pouvaient pas tomber du ciel. J’imagine que c’est pourtant ce que pensent certaines personnes. Les Dix commandements. Tu dois la frapper. Tu dois l’attacher.

Bien entendu, il s’agit d’autre chose. Il y a donc les femmes, propriétés privées, possédées par les hommes, isolées, dans leur foyer. Ensuite, pour s’occuper de ce qu’on appelle le problème de la pornographie, nous avons les fameuses lois sur l’obscénité, qui dissimulent la pornographie aux yeux des femmes et des enfants, qui nous empêchent de la voir. Mais elles ne l’empêchent pas d’être utilisée par les hommes lors de violences sexuelles. Les hommes peuvent s’en procurer et l’utiliser. Mais nous ne pouvons pas la voir, en parler, s’organiser en conséquence, et apprendre tout ce que l’on doit savoir sur la façon dont la suprématie masculine l’utilise.

La stratégie de la droite consiste à utiliser les lois sur l’obscénité pour cacher la pornographie aux femmes tout en assurant qu’elle demeure accessible aux hommes individuellement et en groupe. C’est ainsi que la droite défend la domination masculine.

Dans le mouvement des femmes, un concept réducteur et erroné revient parfois, selon lequel on peut établir une division nette entre toutes les femmes du monde, avec d’un côté celles qui sont respectables et de l’autre celles qui sont mauvaises. Certaines femmes gauchistes sont ainsi très fières d’être reconnues et considérées comme mauvaises par la société en général. En réalité vous pouvez faire tout votre possible pour être une femme respectable dans cette société, lorsque vous êtes avec votre mari dans l’intimité du foyer, ce mari que vous avez séduit grâce à une image de femme respectable, lorsque cet homme se met à vous frapper, c’est parce que vous êtes mauvaise. Cette société sous-entend que toutes les femmes sont mauvaises par nature et que nous méritons d’être punies. Et vous pouvez être la plus impitoyable des gauchistes — c’est-à-dire une femme respectable du point de vue de la gauche — quand un gauchiste se met à vous frapper, il ne le fait pas parce que vous êtes une sale gauchiste, mais parce que vous êtes mauvaise en tant que femme, et comme toutes les femmes du monde, vous méritez d’être punie.

Cela se manifeste aussi dans les institutions. Et dans la pornographie, car dans la pornographie rien n’est jamais suffisant pour punir une femme pour ce qu’elle est. Car c’est dans sa nature même de prendre son pied en étant punie. Pas la peine de demander pour être une mauvaise fille. Tu vis sous domination masculine ; de fait, tu en es une. Tu es une femme ; ce qui est détestable en toi — en toi, ce qui te définit — c’est la raison que les hommes ont de te faire souffrir. C’est la raison qu’ils ont de ne pas dire : « Je frappe un être humain, et je fais souffrir cet être humain. » Mais : « Je punis une chienne. Je punis une pute. » Ils répètent ce que dit la pornographie : « Tu aimes ça, hein. Il y a quelque chose en toi que cela satisfait vraiment… vraiment. »

Et lorsque tu cherches de l’aide, parce que tu estimes que tu es une personne qui n’apprécie pas d’être blessée, le psychologue te dit : « Il y a quelque chose en toi qui aime vraiment ça, n’est-ce pas ? » Tu réponds : « Quelle idée ?! Non. Je ne pense pas. » À quoi il rétorque : « Eh bien, tu n’es pas honnête et vraisemblablement tu ne te connais pas très bien. » Tu consultes alors ton yogi, mais il te dit la même chose. N’est-ce pas un peu décourageant ? Même les végétariens pensent que si tu es une femme, tu es mauvaise.

Ils considèrent que nous avons soif de maltraitance, que c’est notre nature. La pornographie vise à nous punir d’être des femmes jusqu’à notre anéantissement. Et la droite comme la gauche cherchent à protéger la pornographie. Elles agissent à l’unisson pour s’assurer que nous soyons punies. Leur conflit public incessant, de notre point de vue et selon nos objectifs, est une diversion. Chacune fait sa part pour nous dominer. L’important consiste à comprendre quelle est cette part.

Avec les lois sur l’obscénité, les juges de droite — des conservateurs censés détester la pornographie plus que tout autre chose (quelle escroquerie) — ont concocté une formule juridique qui protège la pornographie. En définissant l’obscénité, ils ont utilisé la formule que les pornographes utilisent pour protéger légalement leurs œuvres. La Cour suprême dit : « Il faut que cela se passe comme ça, comme ça, et comme ça. Du moment qu’il y a ça, et ça, et ça, nous vous laisserons tranquille. » C’est tout ce que disent les jugements sur l’obscénité.

Et puis nous avons ces merveilleux écrivains avant-gardistes, de gauche, qui nous disent : « Parfait — quant à moi, j’écrirai pour que la pornographie soit socialement acceptable, vous pourrez répondre plus facilement aux normes établies par les hommes de droite. » Et à l’occasion un écrivain de droite s’en charge également. William Buckley par exemple. Il ne refuse pas l’argent. Les féministes refusent l’argent. Les personnes qui ne refusent pas l’argent ne sont pas féministes.

Il y a donc cette convention sociale extraordinaire entre la droite et la gauche — qui prétendent se disputer en permanence — si bien qu’elles peuvent promouvoir, dans leurs magazines respectifs, autant d’exploitation, de haine des femmes, de torture, de cruauté ou de brutalité à l’égard des femmes, du moment qu’elles le formulent dans un écrit respectant les normes fixées par la Cour suprême. C’est tout ce qu’elles ont à faire. Il suffit presque de savoir écrire pour respecter cette norme. Et elles le font ensemble. Et au travers de cette diversion, de leur combat de coqs public permanent, elles vous empêchent de réaliser qu’elles sont d’accord pour fabriquer le produit social appelé pornographie.

La haine des femmes que véhicule la pornographie ne dérange aucun des deux côtés. La haine des femmes n’ « offense » — pour reprendre un mot actuel — ni la droite ni la gauche, qu’il s’agisse d’en faire des lapines et des chiennes, des minettes et des chattes, ou qu’il s’agisse de les torturer. Ils s’accommodent de tout ceci. Des deux côtés.

Le commerce des pornographes dépend de leurs relations avec les administrations municipales partout dans le pays. Nous avons des administrations prétendument bonnes dans toutes les villes du pays — des démocrates et des républicains dans les conseils municipaux — qui prennent de formidables décisions affectant nos quotidiens. La plupart d’entre nous sommes bien trop prétentieuses pour leur prêter quelque attention. Nous avons des idéologies à prendre en compte. En matière de politique, nous avons bien d’autres chats à fouetter. Pendant quoi ces petits conseils municipaux qui ne nous intéressent pas livrent aux pornographes certains quartiers de nos villes.

Et puis il y a des élus locaux qui se lèvent, en parallèle, à droite et à gauche, pour dénoncer la pornographie. Les libéraux sont consternés. Ils sont consternés — mais ils doivent la défendre. Ils le doivent. Pourquoi ? Ils changent de sujet. Le zonage, c’est l’autorisation légale de l’exploitation et de la traite des femmes. Voilà ce que c’est. Ça n’arrête pas la pornographie. Ça la relègue dans certains quartiers. Comment les pornographes obtiennent-ils le pouvoir municipal qu’ils ont ? En assistant aux conseils d’administration de zonage. Ils y assistent, ainsi que leurs avocats. Ils cherchent à savoir dans quels quartiers de quelles villes sont programmés des développements urbains, que ce soit un centre-ville, un projet d’habitation, ou un centre commercial. Et ils vont acheter le terrain. Et puis ils gardent ce terrain en otage jusqu’à ce que le règlement municipal leur soit plus favorable. Et ils peuvent vendre leur produit — c’est-à-dire la haine des femmes — dans les parties de la ville où c’est officiellement autorisé. Et quelles sont les parties de la ville qui leur sont offertes ? Ce sont généralement les quartiers où vivent les personnes de couleur, et certains Blancs pauvres.

À titre d’exemple, la ville de Minneapolis présente une population à 96% blanche et 4% de couleur, surtout des Noirs et des peuples autochtones Amérindiens. Comment se fait-il que 100% de la pornographie ait atterri dans leurs quartiers ? Ça n’est pas le fruit du hasard.

C’est ce qui arrive. Ces quartiers sont alors économiquement sinistrées. Les commerces respectables les fuient. Des hommes de tous les recoins de la ville y viennent la nuit pour acheter de la pornographie et traquer des femmes. Le nombre de crimes violents contre les femmes et les enfants augmente dans ces quartiers. Personne d’extérieur ne s’y rend plus si ce n’est pour de la pornographie. Ainsi apparait une nouvelle forme de ségrégation dans nos villes engendrée par les effets sociaux de la pornographie. Une hausse des violences contre les femmes et les enfants.

Voilà comment gauche et droite sont complices. Les Républicains et les conservateurs, qui sont parfois les Démocrates, parlent de valeurs foncières. Ils vont sauver les valeurs foncières des propriétés. Mais de quelles propriétés exactement vont-ils sauver les valeurs foncières ? Des propriétés des riches et des Blancs. Voilà pourquoi ils mettent la pornographie là où ils la mettent. Est-ce que la gauche se lève, furieuse, et s’exclame « Comment osez-vous faire une chose pareille ? Nous voulons l’égalité économique. Nous ne voulons pas d’un désastre économique ici. » La gauche ne fait rien du tout, car pendant que la droite parle de valeurs foncières, la gauche parle de liberté d’expression.

C’est pourquoi nous avons — dans de vastes zones urbaines de ce pays — une nouvelle forme de ségrégation engendrée par la pornographie. Nous avons de nouvelles régions économiquement sinistrées à cause de la pornographie. Et nous observons une nouvelle forme détresse chez les gens qui doivent habiter là.

Quel est le rôle de l’État dans tout ça ? Les gens aiment parler du rôle de l’État. C’est confortablement abstrait. Comme lire un test de Rorschach ; vous pouvez dire à peu près tout ce que vous voulez. Personne ne sait vraiment si vous avez raison ou tort. Il y a un État en particulier que nous pouvons examiner : celui dans lequel nous vivons. Nous pourrions prêter attention à ce qu’il est, à comment il fonctionne et comment il est apparu.

Une chose paraît évidente. Ni la droite ni la gauche ne pensent que le rôle de l’État consiste à instaurer la justice économique ou sexuelle. Cela semble évident. L’égalité n’est plus l’objectif de la gauche dès lors qu’il faut y inclure les femmes. La gauche a renié son objectif d’égalité. Et l’égalité n’a jamais été l’objectif de la droite.

Voilà la réalité. Pensez-y quand vous entendez toutes les bêtises racontées à propos du Premier amendement. Rappelez-vous que la Constitution a été conçue pour protéger — et pas pour entraver — l’institution de l’esclavage, l’achat et la vente d’êtres humains. Pas étonnant que l’État, régi par cette Constitution, soit profondément indifférent aux crimes liés au fait d’acheter et de vendre des personnes.

Et je vous rappelle que les Pères fondateurs étaient — pour la plupart — propriétaires d’esclaves. Mais surtout — surtout — que James Madison, l’auteur du Premier amendement, non seulement possédaient des esclaves mais se vantait de ne dépenser que 12$ ou 13$ par an pour assurer leur entretien, sachant que chaque esclave lui rapportait 257$ annuels.

Le Premier amendement n’a aucun rapport avec la protection des droits des personnes qui, historiquement, étaient des biens meubles dans ce pays. Il n’est pas surprenant que le Premier amendement protège à présent les personnes qui achètent et en vendent d’autres : le Premier amendement protège les pornographes. Et leur liberté d’expression, nous dit-on, renforce notre propre liberté d’expression. Ils capturent l’une d’entre nous, ou dix, ou trente d’entre nous, ils nous bâillonnent, nous pendent quelque part, et c’est ainsi que notre liberté d’expression est renforcée. Cela défie l’entendement, mais ils continuent de prétendre que tel est le cas. Et je continue de souligner que c’est faux.

Nous vivons dorénavant dans un pays où les tribunaux protègent activement la pornographie et son commerce. Lorsque l’ordonnance des droits civiques a été adoptée à Indianapolis, la ville a été poursuivie dans l’heure suivant son adoption. Pour l’avoir adoptée. Elle n’a même pas été appliquée. Pour l’avoir adoptée.

La première juge, au tribunal de district fédéral, nommée par Reagan, était une femme, une femme de droite. Elle explique, dans sa décision, que la discrimination sexiste a toujours moins d’importance que les droits garantis par le Premier amendement. Telle est la position de la droite. Le Premier amendement est plus important que tout le mal infligé aux femmes. Cette décision a été portée en appel. Un autre juge nommé par Reagan, Frank Easterbrook, a rédigé la décision de la cour d’appel invalidant l’ordonnance. Il confirme que la pornographie génère tout ce que nous lui reprochons. Les viols et les blessures. Il dit qu’elle engendre une rémunération inférieure pour les femmes, des offenses contre les femmes, des insultes, des préjudices. Et puis il affirme que cela prouve son pouvoir d’expression. Sa capacité à nuire aux femmes prouverait sa puissance discursive, raison pour laquelle il faudrait la protéger. Un libertarien de droite, nommé par Reagan.

Si vous croyez que la droite s’oppose à la pornographie, vous vous trompez donc lourdement. La droite et la gauche conviennent qu’une femme suspendue à quelque chose est l’expression de quelqu’un. L’expression de quelqu’un. Cela signifie qu’il existe un nouvel outil juridique permettant de considérer les femmes comme des biens meubles. C’est-à-dire qu’à l’ère de la technologie, une fois réduites à des expressions, les hommes peuvent nous posséder. Une fois que nous sommes technologisées, une fois que notre exploitation est technologisée, nous devenons légalement leurs biens meubles.

La gauche n’est pas censée aimer le libre marché. Le libre marché, ce n’est pas une idée de gauche. Le libre marché vous encourage à vendre tout ce que vous pouvez vendre, à en vendre le plus possible, à augmenter vos prix et à faire le plus de profit possible. Le marché vous indique ce qui est populaire et ce qui ne l’est pas, ce que vous pouvez et ne pouvez pas faire. Et si un très grand nombre de personnes meurent parce qu’elles n’ont pas beaucoup de valeur, c’est bien dommage, mais c’est ainsi, parce que la compétition importe plus que tout selon le libre marché.

Vous avez peut-être entendu bon nombre de gauchistes parler de ce qu’ils appellent « le libre marché des idées ». On ne vend pas simplement des cochons, du bétail, des oignons, des pommes et des voitures sur le libre marché. Il y a un libre marché des idées. Et sur ce libre marché des idées, les idées sont en compétition. Les bonnes idées gagnent et les mauvaises idées perdent.

Vous pensez peut-être — comme moi — qu’une idée n’est pas une marchandise. Impossible de la sortir, de la mettre sur le marché et de la vendre en disant : « Elle pèse tant, et je vous la vends pour tant le kilo. » Mais si vous creuser pour voir de quelles idées parle la gauche, il s’avère qu’ils parlent des femmes. Ils parlent des femmes objectifiées dans la pornographie, utilisées dans la pornographie, exploitées dans la pornographie. Voilà le « libre marché des idées ». C’est curieux comme les idées nous ressemblent. Nous sommes les idées. Ils ont un libre marché pour nous. Et ils ont un libre marché pour nous vendre.

La vérité, c’est que l’oppression est une réalité politique. C’est l’organisation du pouvoir dans laquelle certaines sont tout en bas, exploitées et utilisées par ceux qui sont tout en haut, ou au-dessus d’elles. Dans ce pays, où tout doit être psychologisé et utilisé par des sociologues, on ne parle pas des oppressions comme de réalités politiques. Au lieu de cela, on parle des gens comme des victimes. On dit que telle ou telle femme a été victimisée. Telle femme a été victime de viol. Et c’est un bon mot. C’est un vrai mot. Si vous êtes violée, vous êtes victimisée. Vous l’êtes cruellement. Vous êtes une victime. Ce qui ne veut pas dire que vous êtes une victime au sens métaphysique, comme si cela constituait une partie intrinsèque de votre essence et de votre existence. Cela signifie que quelqu’un vous a fait du mal, vous a blessé.

Si cela vous arrive systématiquement parce que vous êtes née femme, c’est donc que vous vivez dans un système politique qui utilise la douleur et l’humiliation pour vous contrôler et vous blesser. Beaucoup de gens affirment, cependant, que nous ne sommes pas des victimes mais que nous nous sentons victimisées. Qu’il s’agirait d’un sentiment, d’un état d’esprit, d’une réaction disproportionnée. Selon eux, il ne nous arriverait rien de spécial ; c’est seulement notre état d’esprit qui serait mauvais. Et les féministes seraient responsables de cet état d’esprit, parce qu’elles incitent les femmes à se sentir victimisées.

Nous ne devrions pas souligner qu’il se produit un viol toutes les trois minutes et qu’une femme est battue toutes les dix-huit secondes dans ce pays, parce que cela encourage les femmes à se sentir victimisées. Pourquoi tenons-nous à faire en sorte que les femmes se sentent mal ?! Ils cherchent à nous empêcher de dire : « Nous avons un problème politique. Nous allons trouver une solution politique. Et nous allons devoir changer la société dans laquelle nous vivons pour la trouver. »

Si cela ne vous fait rien d’apprendre qu’une femme est battue toutes les dix-huit secondes, qu’une autre est violée toutes les trois minutes, que dix milliards de dollars par an sont dépensés pour les regarder être violées pour le plaisir, pour les regarder être exploitées et objectifiées pour le plaisir, je pense que vous n’êtes pas seulement une victime mais que vous êtes à moitié morte, complètement anesthésiée, voire purement stupide.

L’exploitation est réelle et visible. La combattre vous rend plus forte, pas plus faible. Les violences sexuelles sont réelles, elles sont intolérables, et les combattre vous rend plus forte, pas plus faible. La haine des femmes est bien réelle, et systématisée dans la pornographie et dans les actes de violence sexuelle contre les femmes, et la combattre vous rend plus forte, pas plus faible. La droite et la gauche — que ce soit Phyllis Schlafly qui vous fait la leçon et vous explique que vous n’auriez pas été harcelée sexuellement si vous étiez vertueuse, ou la gauche qui vous explique que vous devriez glorifier votre sexualité et oublier le viol, ne pas avoir une mauvaise attitude, ne pas vous sentir comme une victime — désirent que les femmes acceptent le statu quo, vivent dans le statu quo, et n’organisent pas le genre de résistance politique dont je vous ai parlé. Pour résister à l’exploitation, la première étape consiste à l’identifier, à la voir, à la connaître, et à ne pas se mentir sur sa nature.

La deuxième étape consiste à avoir suffisamment de compassion pour les autres femmes. Suffisamment pour que, même si vous allez bien, si vous n’avez pas de problème dans votre vie, mais que votre sœur est accrochée à un arbre et qu’elle ne va pas bien, vous faisiez en sorte de la décrocher.

Le féminisme, c’est la lutte contre la haine des femmes en vue d’atteindre une société égalitaire. Il ne peut y avoir de mouvement des femmes fondé sur une célébration politique de la haine des femmes. Celles qui pensent que la haine des femmes est acceptable — elles ne sont pas féministes. Elles ne le sont pas. Celles qui pensent qu’il est parfois acceptable, par-ci par-là, lorsqu’elles aiment ça, que ça leur fait plaisir, quand elles prennent leur pied — surtout sexuellement — elles ne sont pas féministes non plus. Les gens qui pensent que la haine des femmes est terrible à certains endroits, mais acceptable dans la pornographie puisque la pornographie provoque des orgasmes, ne sont pas non plus féministes. La pornographie provoque des orgasmes chez les gens qui détestent les femmes — aucun doute là-dessus. Les gens qui détestent à tel point les femmes qu’ils croient que leur exploitation est une forme d’expression ou une idée ne sont pas féministes. Les gens qui croient que les femmes ne sont pas des êtres humains à part entière — ou que les femmes dans la pornographie ne sont pas des êtres humains à part entière — ne sont pas féministes. Tous ceux qui prennent la défense de ceux qui détestent les femmes, qui produisent la haine des femmes, qui produisent la pornographie, qui mettent à l’honneur une sexualité qui dégrade les femmes, ne sont pas féministes.

J’aimerais voir dans ce mouvement un retour à ce que j’appelle le féminisme primitif. C’est très simple. Cela signifie que lorsque quelque chose fait souffrir les femmes, les féministes s’y opposent. La haine des femmes fait souffrir les femmes. La pornographie c’est la haine des femmes. La pornographie fait souffrir les femmes. Les féministes ne l’encouragent pas, elles s’y opposent.

 

 

— Traduction : Lorenzo Papace | Relecture : Nicolas Casaux

 

 


 

Autrice

Andrea Dworkin est une autrice et militante féministe radicale américaine qui s’est fait connaître durant les années 1980 en tant que porte-parole du mouvement antipornographie. Elle a publié une quinzaine de livres dont Coït (Intercouse), Les femmes de droite (Right-wing Women) et Souvenez-vous, ne cédez pas.

 

 

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