Le libéralisme et la mort du féminisme — par Catharine A. MacKinnon 14 Déc 2021
The Sexual Liberals and the Attack on Feminism, est un ouvrage édité par Dorchen Leidholdt et Janice G. Raymond en 1990. Le 6 avril 1987, huit cents personnes remplirent un des auditorium de la New York University Law School, alors que des centaines d’autres restèrent à la diffusion extérieure sur écrans. Elles venaient écouter des grandes figures du féminisme, autrices, penseuses, et militantes s’exprimer contre une idéologie et un programme qui, selon elles, détruisait le féminisme en se faisant passer pour son meilleur ami. « Le libéralisme et la mort du féminisme » est la retranscription de l’allocution de Catharine A. MacKinnon « Liberalism and the Death of Feminism », dont nous avons réalisé la traduction ci-dessous.
Audio : conférence originale |
|Dossier : Le libéralisme sexuel à l’assaut du féminisme |
|Livre : version complète en anglais |
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Autrefois il y avait un mouvement de femmes. J’en entendis parler pour la première fois dans un numéro de Rat, après que Robin Morgan et un groupe de femmes courageuses s’associèrent afin de reprendre le journal clandestin pour lequel elles travaillaient. Ce que j’appris avec le Rat libéré, c’est qu’une chose empêchant l’égale participation des femmes, dénigrant la parole des femmes, étouffant la contribution des femmes, ne prenant pas les femmes au sérieux mais avec condescendance, peu importe ce que faisait ou pas cette chose, elle devait au moins être publiquement dénoncée, au mieux reprise et transformée. Je n’entendis personne dire que les féministes avaient censuré Rat, même si certains n’en pensaient sûrement pas moins. Pour moi, c’était une forme d’expression.
Puis, il y eut un mouvement de femmes qui critiquait l’origine sociale — et non pas naturelle ou venant de Dieu ni même descendant du Congrès — des actes comme le viol ou la violence masculine contre les femmes, comme une forme de terrorisme sexuel. Il critiquait la guerre en tant qu’éjaculation masculine. Il critiquait le mariage et la famille en tant qu’institutions du privilège masculin, et l’orgasme vaginal en tant qu’hystérie de masse et stratégie de survie. Il critiquait les définitions de la valeur comme implicitement définies par le sexe, la classe et la race. Il critiquait même les contes de fées.
Quand ce mouvement critiquait le viol, il s’agissait des violeurs et de la conception du viol en tant que sexe. Quand il critiquait la prostitution, il s’agissait des proxénètes, des clients et de l’idée que les femmes sont faites pour vendre du sexe. Quand il critiquait l’inceste, il s’agissait de ceux qui nous la faisaient subir, et l’idée que notre vulnérabilité et le silence forcé étaient sexy. Quand il critiquait les violences physiques, il s’agissait des agresseurs, et la conception de la violence comme expression d’un amour intense. Personne n’imaginait qu’en critiquant ces pratiques, le mouvement en critiquait les victimes.
Il critiquait également des concepts sacrés du point de vue de l’existence matérielle des femmes, de notre réalité, des concepts comme le choix. Ce mouvement comprenait que lorsque les conditions matérielles limitent 99% de vos possibilités, il n’est pas sérieux d’appeler le 1% restant — ce que vous faites — votre choix. Ce mouvement ne s’était pas fait embrouiller par des concepts tels que le consentement. Il savait que lorsque la force est considérée comme partie prenante du sexe, lorsque le non est pris pour un oui, quand la peur et le désespoir génèrent l’acquiescement et que l’acquiescement est interprété comme un consentement, alors le consentement n’est pas un concept pertinent.
En outre, ce mouvement critiquait des concepts que nous avions fait nôtre, comme l’égalité. Il comprenait que la définition existante de l’égalité reposait sur une symétrie dénuée de sens, une équivalence vide, mais aussi qu’elle était définie selon les standards masculins. Il connaissait les limites d’être soit similaire aux hommes soit différente des hommes. Être similaire aux hommes c’était être à égalité selon leurs standards ; être différente des hommes, c’était encore selon leurs standards. Ce mouvement affirma que si l’égalité c’était cela, nous n’en voulions pas.
Il critiquait aussi la conception dominante de la liberté, la liberté sexuelle en particulier, en l’exposant et la démasquant comme un paravent à la liberté de maltraiter. Quand les puissants défendaient l’oppression des femmes comme une liberté, ce mouvement savait que c’était l’ivresse de leur puissance qu’ils cherchaient à préserver. Ce mouvement condamnait la liberté d’opprimer, au lieu de penser qu’il en fallait davantage afin que les femmes puissent être libres.
Certains esprits s’aventurèrent jusqu’à critiquer l’amour, en tant que désir autodestructeur liant les femmes à leur servitude. Et enfin, au prix de lourds sacrifices, certaines critiquèrent le sexe, notamment l’institution du coït comme stratégie et pratique de la soumission.
En filigrane de toutes ces critiques, on trouvait celle de l’abstraction comme stratégie de l’hégémonie masculine. Ce mouvement avait à cœur de savoir où étaient les femmes, véritablement. Où était le “choix” des femmes ? Où était le “consentement” des femmes ? Où était l’égalité comme les femmes la définissent ? Que signifiait la liberté pour les femmes ? Lorsque nous critiquions la réalité masculine dans ce mouvement passé, nous cherchions constamment s’il y avait un loup. Nous comprenions que les abstractions jetaient un voile sur les réalités sexospécifiques existantes. Par conséquent, ce mouvement élabora une critique systématique, impitoyable, profondément ancrée dans la réalité et empiriquement rigoureuse de la vie concrète des femmes dominées par les hommes, et du vernis d’abstractions qui dissimulait cette domination. À cet effet, il mit au jour les relations fondamentales entre l’oppression raciale, l’oppression de classe et l’oppression sexuelle, en les considérant non pas comme anecdotiques mais comme des données essentielles. Ce mouvement déclarait que tous les problèmes étaient des problèmes de femmes et que la place des femmes était de partout.
C’était également un mouvement qui manifesta contre le concours de Miss America et Snuff [t1] et comprenait les liens entre les deux. Il comprenait que l’objectification sexuelle et la violence sexuelle sont deux facettes d’un même problème, toutes deux réduisant la personne à une chose sexuelle. Miss America c’est le préliminaire, qui réduit la femme à un jouet. Snuff c’est la consommation, qui change la femme à un cadavre.
Ce mouvement vandalisait les affiches objectifiantes. Il marchait, il pétitionnait, il s’organisait, il jetait des sorts sur Wall Street et faisait léviter le Pentagone, il attaquait en justice, il faisait feu de tout bois. Comme dirait Monique Wittig, à défaut, il inventait.
Pourquoi avons-nous fait tout ceci ? Si nous l’avons fait, je pense, c’est que nous étions un mouvement qui estimait les femmes. Les femmes importaient. Sur ce point, nous étions très claires. Lorsque des femmes étaient blessées, ce mouvement les défendaient. Individuellement et collectivement, il s’organisait et ouvrait des refuges et des groupes par et pour toutes les femmes : femmes battues, survivantes de l’inceste, prostituées. Nous ne le faisions pas parce que la société considérait ces femmes comme “mauvaises”, marginales ou ostracisées. Nous le faisions parce qu’on leur infligeait n’était une manifestation systémique du pouvoir qui s’exerce contre chacune d’entre nous, même si, en l’occurrence, c’étaient elles qui le subissaient. Il ne s’agissait pas d’une identification sentimentale. Il était clair que tout ce qui pouvait leur être infligé pouvait, était et nous serait tout aussi bien infligé. Nous étions elles, également.
C’était un mouvement qui en tout point était du côté des femmes. Sur tous les sujet, il demandait : “Est-ce bon pour les femmes ?” En un sens chaque femme était toutes les femmes. N’importe quelle femme violée était notre priorité. Ce mouvement était profondément collectiviste. Dans ce mouvement, quand nous disions “nous, les femmes”, ça avait de la substance. Ça ne voulait pas dire qu’il nous fallait être toutes semblables pour appartenir à cette condition commune. D’ailleurs il y avait là du génie, une des contributions sans précédent de ce mouvement : il fondait son unité tant sur la diversité que sur la communauté. Il ne présupposait pas que la communauté nécessite l’uniformité.
C’était un mouvement dans lequel les personnes comprenaient le besoin d’agir quotidiennement avec courage, que le féminisme, ce n’était pas faire une affaire ou une garantie sans risque mais une discipline à tenir dans des environnements hostiles. Dire que le personnel était politique signifiait, entre autres choses, que nos actes du quotidien comptent. Et qu’on devient ce à quoi on ne s’oppose. Le personnel et le quotidien faisaient partie de l’ordre politique que nous cherchions à renverser, ils s’inscrivaient dans notre agenda politique. Voir le personnel comme politique ne signifiait pas que vous devriez baser vos politiques sur vos fantasmes personnels.
Nous ressentions et comprenions également, je pense, notre responsabilité envers toutes les femmes. Nous combattions l’invisibilisation des femmes, exigions la dignité des femmes, contestions tout ce qui avançait au détriment des femmes. Par dessus tout, ce mouvement croyait au changement. Il cherchait à transformer le langage, la communauté, la vie et l’esprit et le corps et la conscience, la définition de la physicalité et de l’intelligence, le sens de gauche et de droite, de juste et de faux, et la forme et la nature du pouvoir.
Tout n’était pas rose, dans ce mouvement qui était le nôtre. Mais il entendait bien changer la face du monde. Il voyait cela comme nécessaire. Par dessus tout, il savait que nos besoins n’étaient pas encore comblés, et avait confiance en notre aptitude à y parvenir..
Tout ce que je sais, je le tiens de ce mouvement.
Et puis quelque chose arriva. Ou alors commença à arriver, ou peut-être qu’elle était là depuis le début et que certaines d’entre nous l’ont sous-estimée. Je remarquai cette chose pour la première fois avec l’Equal Rights Amendment [ERA]. On nous dit que cet amendement constitutionnel était à la fois nécessaire et facile à obtenir, puisqu’incorporer l’égalité des sexes dans la loi n’allait pas vraiment changer grand chose. Ce que le mouvement avait identifié comme l’oppression et l’exploitation fondamentales et généralisées des femmes par les hommes se métamorphosait en une nuisance appelée “classifications légales basées sur le sexe.” [1] Tout à coup, voilà ce que l’égalité des sexes devait changer. En vertu de ce concept d’égalité des sexes, on nous donnait le choix d’être soit pareilles aux hommes — le choix que la gauche a fait pour nous — soit différentes des hommes — le choix de la droite. Le choix de la gauche, nous disait-on, était manifestement préférable, et la seule voie vers l’égalité véritable. Ainsi la soit-disant neutralité de genre — faisant fi de ce qui est spécifiquement infligé aux femmes et de qui l’inflige — en vint à délimiter la position féministe. À ma connaissance personne ne contesta le fait que, selon cette approche de l’ERA, d’une façon ou d’une autre c’était le standard masculin, d’une façon ou d’une autre ce n’était pas pas de ce que le mouvement entendait par égalité. La stratégie de l’ERA à partir de cette analyse était, apparemment, que l’égalité des sexes peut ne présenter aucune menace pour le statu quo hiérarchique tout en étant bien réelle. À aucun moment cette approche ne reconnut que la suprématie masculine était ce que nous devions combattre. Il offrit l’extraordinaire spectacle — que je trouve franchement humiliant — de féministes niant avec ardeur que l’égalité des sexes allait changer quoi que ce soit tout en la réclamant avec impatience.
Puis j’ai commencé à relier ceci avec ce qui se passait au sujet de l’avortement. Tandis que le mouvement des femmes avait critiqué la séparation entre le public et le privé et identifié le privé comme la sphère principale de la subordination des femmes, Roe v. Wade [2] décriminalisa l’accès à l’avortement au nom du droit à la vie privée. Un mouvement qui savait que le privé était le paravent de notre condition publique se vit soudainement dire — et dit lui-même – que le droit à l’avortement était notre droit à cette même vie privée. Si vous oubliiez ce que ce mouvement avait découvert, cela paraissait séduisant, tout autant qu’être identique aux hommes semblait désirable. Les hommes, surtout les hétérosexuels blancs, vivent dans un univers au genre neutre. Il est de loin préférable à l’univers sexospécifique dans lequel vivent les femmes. Les hommes ont une vie privée. Si les femmes en avaient une, les choses iraient probablement mieux. Puis vint Harris v. McRae [3] qui refusa les aides publiques pour toutes les femmes qui ne pouvaient pas payer les avortements, en faisant jouer la logique de la sphère privée telles que nous la connaissions depuis le début. Si vous ne pouvez pas vous la payer, vous ne pouvez pas l’obtenir — mais il vous reste d’autres moyens, qui ne ressemblent pas à des droits. Un cintre n’est pas un droit. La logique voulait que le gouvernement, la sphère publique, n’avait aucune obligation de subventionner ce dont le gouvernement était censé rester à l’écart, la sphère privée. Cela ne veut pas dire que la décriminalisation ne fut pas un progrès par rapport à la prison. Mais qu’obtenir un droit à l’avortement comme droit à la vie privée sans lutter contre l’inégalité des sexes inhérente à la sphère privée, c’est supposer que l’égalité sexuelle est déjà existante.
Ces soupçons à l’égard de la nature masculiniste du droit à la vie privée furent renforcés par autre chose que certaines d’entre nous remarquèrent. Ainsi la liberté du pénis de se livrer à une pénétration anale au nom de la vie privée était devenue un enjeu prioritaire pour les femmes sous l’étendard des “droits des gays et lesbiennes”, sans articuler la critique de l’homophobie avec celle de la misogynie. Aucune des affaires de sodomie ne fut un tant soi peu critique du genre, encore moins de l’inégalité des sexes. Si ces soupçons sont confirmés par la loi sur les discriminations sexistes, de nouvelles difficultés apparaissent, comme par exemple dans l’affaire Sears v. EEOC, un banal cas de discrimination sexiste. [4] On y voit une importante disparité sur le temps long entre femmes et hommes concernant les emplois les mieux rémunérés à Sears, une inégalité statistique considérable, et la Commission sur l’égalité des chances au travail [EEOC] qui les attaque en justice. Une femme — une féministe — déclara qu’il s’agissait forcément d’une preuve de discrimination de la part de Sears puisque les femmes attendent les mêmes choses que les hommes de leur emploi, comme l’argent. [5] Une autre femme — une féministe — déclara qu’il ne s’agissait pas forcément d’une preuve de discrimination de la part de Sears puisque les femmes n’attendent pas les mêmes choses que les hommes de leur emploi. La différence entre les sexes est conforme à l’inégalité statistique puisque les femmes choisissent des emplois moins bien rémunérés puisqu’elles sont des femmes. [6]
Donc vous avez un grand tas d’hommes tout en haut et un grand tas de femmes tout en bas et la question est laquelle de ces deux théories explique le mieux cette situation : la théorie selon laquelle les femmes sont pareilles aux hommes ou bien la théorie selon laquelle les femmes sont différentes des hommes ? Évidemment la dernière y parvient le mieux, surtout si vous croyez que les femmes ont la pleine liberté de décider de leurs actes et de leurs désirs. Il était malgré tout assez évident pour le mouvement des femmes que la position de Sears, même portée par une féministe, légitimait un statu quo oppressif et maintenait certaines femmes tout en bas, et qu’il était pervers de le faire au nom du féminisme.
Et puis il y a des jours où on préférerait retourner se coucher — si la chambre à coucher est pour vous sans danger — comme ce jour où des groupes féministes nous ont appris que le droit au congé maternité pour les femmes est une forme de discrimination sexiste, et un statut contraire au titre VII du Civil Rights Act. Parmi les groupes féministes qui déposèrent un dossier à ce titre devant la Cour suprême, aucun ne dit que la discrimination sexiste consistait à ne pas accorder de congé maternité aux femmes. Personne ne dit que si le Titre VII obligeait à refuser aux femmes le congé maternité, c’est ici qu’il y aurait discrimination sexiste en vertu de la Constitution. Personne ne dit sans détour que si les personnes souffrant de cette privation sont les femmes, cela en fait une discrimination fondée sur le sexe.
En réalité, la Cour suprême l’a compris d’elle-même, bien mieux que n’importe quel dossier de groupes de femmes. La Cour suprême déclara pour l’essentiel que la reconnaissance légale du congé maternité n’est pas une discrimination sexiste, mais bien l’égalité des sexes. Des femmes qui obtiennent ce dont elles ont besoin pour travailler, voilà ce que signifie l’égalité des sexes. La décision, devrais-je ajouter, fut rendue par le juge Thurgood Mashall, un homme noir. [7] Suite à quoi certains groupes féministes applaudirent et s’attribuèrent le mérite de ce à quoi elles s’étaient pourtant opposées.
Et puis arriva le débat sur le sadomasochisme. Si cela vous avait échappé jusque-là, il devint difficile de passer à côté de la décomposition de l’objectif même du mouvement des femmes. Ce que je veux souligner, c’est notre capacité à utiliser le mot “nous” dans nos discussions sur la sexualité, y compris les violences sexuelles, et à quel point c’est important. Il me semble que la défense du sadomasochisme comme passion première des femmes, comme destin suprême des femmes, comme ce que nous ferions toutes si nous étions en phase avec nous-mêmes, se fonde sur l’absence d’une critique de pourquoi les femmes éprouveraient la sexualité conformément à la façon dont on nous l’a fourrée dans la gorge depuis le premier jour : du haut vers le bas. En réalité, les femmes ont largement rejeté les politiques du sadomasochisme. Toutefois, les décombres de sa défense ont été extrêmement destructeurs. Dorénavant, lors de discussions sur la sexualité, les femmes ne disent plus “les femmes”, mais “Moi, en ce qui concerne uniquement,…” Le débat sur le sadomasochisme a fait de “nous, les femmes” un tabou dans le domaine du sexe. Tout a commencé dans un bourbier moral et nous nous retrouvons, politiquement, avec une analyse individualiste de la sexualité, portant atteinte à un collectif qui ne s’était jamais basé sur le conformisme, mais sur la résistance.
Tout ce que certaines d’entre nous commençaient à réaliser éclata dans le débat sur la pornographie. Comme le savent plusieurs d’entre vous, Andrea Dworkin et moi avons élaboré une loi fondée sur les politiques du mouvement des femmes dont nous pensions faire partie et nous l’avons déposée avec d’autres sous la même illusion. Il s’agit d’une loi pour l’égalité des sexes, relative aux droits civils, une loi affirmant que la subordination sexuelle des femmes par le biais d’images et de mots, cette traite sexuelle des femmes, est contraire aux droits civils des femmes. [8]
Nous l’avons fait dans un langage féministe : comme si les femmes importaient ; car nous avons de l’estime pour les femmes ; car critiquer l’oppression n’est pas suffisant, et que la résistance des activités de guérilla ne sont pas suffisantes, bien qu’elles soient cruciales. Nous voulions changer la norme. Pour ce faire, nous avons cherché un point faible dans le système. Nous avons cherché qui pourrait nous être utile. Nous avons cherché tout ce que nous avions à disposition, et à défaut, nous avons inventé. Nous avons inventé une loi sur l’égalité des sexes contre la pornographie dans le langage des femmes.
Comme on pouvait s’y attendre, surtout nous, de nombreuses personnes s’y opposèrent. Les conservateurs s’y opposèrent après avoir découvert qu’ils détestaient bien plus l’égalité des sexes que la pornographie. Les libéraux s’y opposèrent quand ils s’aperçurent qu’ils avaient bien plus d’intérêt pour la liberté d’expression — c.-à-d. le sexe, c.-à-d. l’exploitation des femmes — que pour l’égalité des sexes. Puis l’opposition vint de la part d’un groupe s’identifiant comme féministe : FACT, le Groupe féministe contre la censure. À ce moment, selon moi, le mouvement des femmes que j’avais connu prit fin.
Dans un extraordinaire geste d’hostilité horizontale, FACT déposa un rapport contre l’ordonnance dans le cadre d’une offensive médiatique et juridique. [9] Elles firent tout leur possible pour empêcher l’existence, pour tenir à l’écart les femmes, de cette loi, écrite avec le sang des femmes, les larmes des femmes, la souffrance des femmes, l’expérience des femmes, émergeant du silence des femmes, cette loi qui rend punissables les actes à l’encontre des femmes — des actes tels que la contrainte, la violence, les agressions, le trafic de notre chair. La pornographie, dirent-elles, c’est l’égalité des sexes. Les femmes devraient simplement y avoir un meilleur accès. En dévoyant les critiques de l’égalité-comme-uniformité qu’avait portées le mouvement des femmes, elles affirmèrent que la pornographie doit être préservée de ses victimes car, entre autres raisons, “l’éventail de l’imagination et de l’expression féministe dans le domaine de la sexualité commence à peine à trouver sa voix. Les femmes ont besoin de la liberté et d’espaces reconnus par la société afin de s’approprier la force du langage masculin traditionnel.” [10] Les hommes le possèdent ; les femmes de FACT le veulent. Par conséquent, “même la pornographie problématique pour les femmes peut être ressentie comme l’affirmation des désirs et de l’égalité des femmes” [11] (je souligne). Voici une citation d’Ellen Willis dans le dossier, “La pornographie peut constituer une violence psychologique,” — il faut comprendre que le viol n’existe que dans votre tête — “mais pour les femmes, comme pour les hommes, elle peut tout aussi bien être source de plaisir érotique… Une femme qui apprécie la pornographie, même s’il s’agit d’apprécier un fantasme de viol, est, d’une certaine façon, une rebelle.” Contre quoi se rebelle-t-elle ? Voici leur réponse : “En insistant sur un aspect de sa sexualité qui a été défini comme l’apanage des hommes.” [12] Qui dorénavant n’arrive plus à faire la différence entre le viol et le sexe ? Le viol a été l’apanage des hommes. Mais insister pour être définies par la même définition qui nous est imposée est, à tout le moins, une conception plus que limitée de la liberté. Et du choix. Et un mouvement de femmes qui cherche à intégrer le domaine des violeurs, ce n’est pas un mouvement de femmes dont je souhaite faire partie.
L’égalité selon FACT c’est l’égal accès à la pornographie par les femmes. Autrement dit, l’égal accès par les femmes au groupe de femmes qui doivent subir des traitements passibles de poursuites selon l’ordonnance, pour que la pornographie puisse leur être accessible. En outre, selon le dossier de FACT, l’ordonnance “dissimule socialement les femmes qui trouvent que les images pornographiques de femmes exhibées ou pénétrées par des objets sont érotiques, libératrices, ou éducative.” [13] En d’autres termes, un groupe entier de femmes doit continuer de subir des traitements passibles de poursuites selon l’ordonnance de manière à ce que cette autre groupe de femmes vivre leur érotisme, libération ou éducation à leurs dépens. Le dossier de FACT critiquait les mesures de l’ordonnance en supposant que dans un société d’inégalité entre les sexes — où le sexe est ce que les femmes doivent vendre, où le sexe est ce que nous sommes, ce pour quoi nous sommes valorisées, nous sommes nées un sexe, nous mourrons un sexe — si on refuse tout cela, si on n’admet pas qu’il s’agit d’un choix, alors c’est nous qui dénigrons les prostituées et qui oppressons les femmes. Il affirma que puisque l’ordonnance empêche les tribunaux d’invoquer leurs sempiternelles excuses pour refuser de croire les femmes quand nous disons être sous la contrainte sexuelle, c’est nous qui ne respections pas le consentement des femmes. C’était un mouvement qui comprenait que le choix d’être tabassée par un homme pour survivre économiquement n’était pas un choix véritable, en dépit des illusions de consentement que peut produire un contrat de mariage. Il n’était ni rabaissant ni oppressif pour les femmes battues de faire tout notre possible pour les aider à fuir. Mais maintenant nous sommes censées croire, au nom du féminisme, que le choix d’être baisée par des centaines d’hommes pour survivre économiquement doit être affirmé comme un choix véritable, et si la femme signe une décharge, la contrainte disparaît. [14]
Vous pourriez vous demander quelle fut la réponse de FACT quand, pour soutenir l’ordonnance, furent présentées toutes les connaissances, les chiffres, la compréhension et l’expérience sur les violences sexuelles contre les femmes. Quelle fut leur réponse à toutes les femmes qui voulaient recourir à cette loi, aux femmes qui ont eu le courage de s’exprimer afin qu’elle existe, qui ont mis en jeu leurs réputations, et, aussi, leur honneur pour elle. Pour l’essentiel, FACT ne les mentionna même pas. Elles n’étaient pas dignes d’attention. Les femmes sous la contrainte, les femmes agressées, les femmes subordonnées devinrent “certaines femmes”. À vrai dire, le dossier du FACT fit la même chose que la pornographie : il dissimula les violences contre les femmes en en faisant du sexe. Des violences contre les femmes il en fait des idées concernant le sexe, tout comme le fit le juge de droite qui déclara l’ordonnance inconstitutionnelle. Au bout du compte, le dossier de FACT était un discours entièrement adressé au pénis. Ça disait, “On l’aime. On le veut. Tout ce qu’on veut est ‘à l’intérieur’. Vous voulez regarder ?”
Et vous savez quoi, ça a marché. L’égalité des femmes, dans le jugement annulant l’ordonnance au prétexte d’une interdiction des idées, devint un “point de vue” sur le sexe. [15] Prendre des mesures concrètes contre les inégalités devint la réglementation d’un point de vue. FACT ne mérite pas qu’on lui en accorde tout le crédit, car sa puissance tient à son rôle de porte-parole de la suprématie masculine. Pas plus qu’elles ne méritent tous les reproches. Il faut les adresser aux pornographes, leur cortège de médias, et l’ACLU [Union américaine pour les libertés civiles]. Mais en tant que troupes antiféministes au nom du féminisme, FACT permit à ce juge de droite d’écrire, au moment de détruire l’ordonnance : “Les féministes se sont saisies de cette affaire en qualité d’amici des deux côtés.” [16] Oui : Linda Marchiano, la femme forcée de jouer dans le film pornographique Deep Throat, [t2] et Dorothy Stratten, passée par Playboy et assassinée par son proxénète, les centres d’urgence pour les victimes de viol, les associations locales représentant les quartiers populaires et les communautés noires — se sont présentées d’un côté. FACT, un groupe privilégié essentiellement constitué et de juristes, s’est présenté de l’autre.
Le mouvement noir a Oncle Tom et les biscuits Oreo [parfois utilisé comme une insulte contre les personnes jugées “noires à l’extérieur, blanches à l’intérieur”, NdT.] Le mouvement ouvrier a les briseurs de grève. Le mouvement des femmes a FACT.
Quelle est la différence entre le mouvement des femmes que nous avions et celui qui existe dorénavant, si tant est qu’on puisse encore l’appeler un mouvement ? À mon avis la différence c’est le libéralisme. Là où le féminisme était collectif, le libéralisme est individualiste. Voilà à quoi nous avons été réduites. Tandis que le féminisme produit une critique sociale, le libéralisme est naturaliste, il attribue l’oppression des femmes à leur sexualité naturelle, il la fait “nôtre”. Quand le féminisme critique les moyens par lesquels les femmes ont été déterminées socialement avec l’objectif de changer ce conditionnement, le libéralisme est volontariste, c’est-à-dire qu’il fait comme si nous avions les choix que nous n’avons pas. Quand le féminisme se base sur la réalité matérielle, le libéralisme préfère quelque monde idéal dans notre tête. Et quand le féminisme est impitoyablement politique, sur le pouvoir et la servitude, le mieux qui puisse être fourni par ce nouveau mouvement est une forme édulcorée de moralisme : c’est bien, c’est mal, pas la moindre analyse du pouvoir et de la servitude. En d’autres termes, les membres d’une classe, comme les femmes, qui n’ont d’autre choix que de vivre en tant que membres de cette classe, sont considérées comme si elles étaient des individus uniques. Leurs caractéristiques sociales sont alors réduites à des caractéristiques naturelles. La dépossession des choix devient la libre expression de la volonté. La réalité matérielle se transforme en idées au sujet de la réalité. Et les véritables positions de pouvoir et de servitude deviennent des jugements de valeur très relatifs à propos desquels les personnes raisonnables peuvent avoir des préférences différentes, mais tout aussi valables. Les violences subies par les femmes deviennent un “point de vue.”
Tout ceci est incorporé dans la législation grâce à la neutralité de genre, au consentement, la vie privée, et l’expression. La neutralité de genre signifie que vous ne pouvez pas prendre le sexe en considération, vous ne pouvez pas constater, comme nous savions que c’était nécessaire, que la neutralité renforce un statu quo qui n’est pas neutre. Le consentement atteste que tout ce qu’on vous force à faire est imputable à votre libre volonté. La vie privée protège la sphère de l’oppression intime des femmes. L’expression préserve la violence sexuelle contre les femmes et l’exploitation sexuelle des femmes parce qu’elles sont des formes masculines d’expression de soi. En vertu du Premier amendement, seuls ceux qui peuvent déjà s’exprimer bénéficient d’une expression protégée. Les femmes risquent davantage d’être l’expression des hommes. Personne n’ayant au préalable une garantie sociale de ces droits ne peut les obtenir légalement.
Quels résultats les femmes ont-elles obtenu grâce aux politiques du libéralisme ? L’Equal Rights Amendment a été perdu. Les subventions pour l’avortement ont été perdues. Rien de significatif n’a été réalisé sur la réforme de la loi sur le viol. La Cour suprême met en place des lois progressistes sur la discrimination sexiste principalement à elle seule. Vous savez, c’est extrêmement insultant quand l’État conçoit mieux l’égalité des sexes que ne le fait le mouvement des femmes. Nous aurions perdu le congé maternité prévu par la loi si ce féminisme était parvenu à ses fins. Et la pornographie a été mise à l’abri.
Le libéralisme obtient nécessairement de tels résultats, en partie parce qu’il est incapable de voir la misogynie sexuelle. Et ceci parce que la misogynie est sexuelle. Pour dire les choses clairement, elle est sexuelle à gauche, elle est sexuelle à droite, elle est sexuelle pour les libéraux, et elle est sexuelle pour les conservateurs. Par conséquent, la sexualité, comme elle est organisée socialement, est profondément misogyne. Pour la domination masculine, dont le libéralisme est actuellement l’idéologie dominante, la misogynie sexuelle fondamentale dans tous ces problèmes ne peut pas être perçue comme une question d’inégalité des sexes puisque la sexualité repose sur cette inégalité des sexes. La loi sur l’égalité ne peut pas être appliquée à la sexualité puisque l’égalité n’est pas sexy, contrairement à l’inégalité. L’égalité ne peut s’appliquer à la sexualité puisque la sexualité ne se produit qu’en privé et rien n’est censé interférer dans la sphère privée, même si l’inégalité y règne. Et l’égalité ne peut avoir plus d’importance que l’expression puisque l’expression sexuelle c’est le sexe, et le sexe inégalitaire c’est ce que les hommes veulent exprimer.
Cela étant dit, nous voilà réunies — plus nombreuses à cette conférence qu’il n’a fallut de bolcheviks pour renverser le tsar. Vous me poussez à croire qu’il y a peut-être un mouvement des femmes à retrouver. Dans vos ateliers, peut-être pouvez vous réfléchir à des moyens — l’ordonnance en est un, nous en connaissons d’autres, et de nombreux autres attendent d’être découverts — de mobiliser l’insécurité physique et économique basée sur le sexe des femmes, la précarité et la détresse des femmes, pour ne pas être vaincues par l’humiliation personnelle des femmes, la lassitude des femmes, et le désespoir des femmes basés sur le sexe. Imaginez comment changer la peur ressentie par les femmes, afin qu’elle ne soit plus notre émotion la plus raisonnable, comment transformer l’invisibilité et la fatigue et le silence et la haine de soi des femmes. Si nous nous déprenons de tout cela, qu’est-ce qui pourra encore nous retenir ? Aussi, pensez à la façon dont, contre vents et marées, contre l’histoire, contre toute évidence, nous pouvons créer — inventer — un espoir basé sur le sexe.
— Traduction : Lorenzo Papace
Autrice
Catharine MacKinnon est une avocate, écrivaine, juriste et féministe radicale américaine. Elle enseigne le droit à l’université du Michigan.
Notes
↑1. Un exemple de cette transformation avec Emerson, Freedman, Falk, “The Equal Rights Amendment: A Constitutional Basis for Equal Rights for Women,” 80 Yale L.J. (1971).
↑2. Roe v. Wade, 410 U.S. 113 (1973).
↑3. Harris v. McRae, 448 U.S. 297 (1980).
↑4. EEOC v. Sears, Roebuck & Co., 839 F.2d 302 (7th Cir. 1988).
↑5. Offer of Proof Concerning the Testimony of Dr. Rosalind Rosenberg and Written Rebuttal Testimony of Dr. Rosalind Rosenberg before the United States District Court for the Northern District of Illinois in EEOC v. Sears, Roebuck & Co., 504 F. Supp. 241 (N.D. 111. 1988).
↑6. Written Testimony of Alice Kessler-Harris before the United States District Court for the Northern District of Illinois in EEOC v. Sears, Roebuck & Co., 504 F.Supp. 241 (N.D. 111. 1988).
↑7. California Federal Savings & Loan, et al. v. Guerra, 479 U.S. 272 (1987).
↑8. An Ordinance for the City of Minneapolis, Amending Title 7, Chapter 139 of the Minneapolis Code of Ordinances relating to Civil Rights, section 139.10 et seq., reprinted in Dworkin and MacKinnon, Pornography & Civil Rights: A New Day for Women’s Equality (Minneapolis: Organizing Against Pornography, 1988).
↑9. Brief Amici Curiae of Feminist Anti-Censorship Task Force et al. in American Booksellers Association v. Hudnut, 21 J. of L. Reform 69 (1988).
↑10. Ibid. at 121.
↑11. Ibid
↑12. Ibid.
↑13. Ibid. at 129.
↑14. Ibid. at 122, 127-28, 130, 131.
↑15. American Booksellers v. Hudnut, 771 F.2d 323, 327 (7th Cir. 1985).
↑16. Id. at 324.
Notes du traducteur
↑t1. Le film Snuff s’inscrit dans un courant cinématographique à la recherche de réalisme dans la violence et la mort, lui-même désigné comme snuff movies. Dans Refuser d’être un homme, John Stoltenberg raconte :
« L’année 1976 constitue un moment charnière dans le mouvement féministe antipornographie. En février, un cinéma du quartier de Times Square à New-York lança en avant-première nord-américaine un film intitulé Snuff, affichant ce qui était présenté comme le meurtre réel d’une femme à titre de divertissement sexuel. Des centaines de femmes et quelques hommes manifestèrent soir après soir aux portes de ce cinéma. On voyait dans Snuff un homme tuer et éventrer une femme et lui arracher et exhiber l’utérus au moment où il jouissait. Il a été révélé par la suite que cette scène sanglante était factice mais, trucage ou pas, le message véhiculé par ce film au sujet des femmes n’était que trop réel.
La sortie nationale de ce film galvanisa les féministes, les poussant à former des groupes locaux de lutte contre la pornographie un peu partout aux États-Unis : le plus important d’entre eux, Women Against Violence in Pornography and Media (WAVPM), était basé à Sans Francisco. »
↑t2. En 1983, Andrea Dworkin et Catharine A. MacKinnon rédigèrent une ordonnance pour la ville de Minneapolis reconnaissant que la pornographie vile les droits civiques des femmes. Pendant les auditions, des victimes de violences masculines racontèrent comment elles avaient été agressés par le biais de la pornographie, notamment Linda Marchiano, forcée à jouer dans le film Deep Throat. Les auditions sont retranscrites dans In Harm’s Way: The Pornography Civil Rights Hearings de Catharine A. MacKinnon et Andrea Dworkin.
Le contenu de cette ordonnance est exposé dans Refuser d’être un homme, en français, ainsi que l’extrait suivant du témoignage de Linda Marchiano :
« M. Traynor a suggéré que je tourne des films avec un C-H-I-E-N ; je lui ai répondu que je ne le ferais pas. Il ‘ma frappée brutalement, en prétendant que je l’avais humilié par mon refus.
Nous avons ensuite été à un autre studio de porno, un des plus sales que j’aie jamais vus, et un type est entré avec son chien, et je me suis encore mise à pleurer. Je pleurais sans cesse et j’ai dit : “Je ne vais pas faire ça” et ils étaient tous les trois très insistants, les deux hommes qui tournaient le film pornographique et M. Traynor lui-même. Alors, j’ai tenté de partir, de quitter la pièce où ils faisaient ces films, et quand je me suis retournée, il y avait un pistolet bien en vue sur le bureau. Et connaissant la brutalité et le cynisme des hommes impliqués dans la pornographie, je savais qu’on m’aurait tiré dessus pour me tuer.
Inutile de dire que le film a été tourné et que c’est encore une des productions auxquelles j’ai le plus de mal à repasser aujourd’hui. »
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