Répondre à Homo Economicus, n°2 : Les choix de consommation

Répondre à Homo Economicus, n°2 : Les choix de consommation

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« Grâce à mes choix de consommation et au boycott, je participe à la lutte contre le système et à la création d’un monde plus juste »

 

Cet article fait suite au premier épisode de Répondre à Homo Economicus, une série d’articles qui propose quelques pistes de réflexions pour court-circuiter quelques certitudes, questionner le cadre de pensée.

Une guerre est menée contre le vivant. La civilisation occidentale domine et détruit l’environnement – la faune, la flore, les humains. Face à cela, la majorité de nos semblables sont soit dans un état d’accablement trop grand pour agir, soit dans le déni, soit dans la mise en place d’actions et de stratégies inutiles, voire désavantageuses. Pour mettre ce système hors d’état de nuire, une multitude d’actions et de stratégies doivent être mises en place. Le tout, en sachant que dans ce combat, nous sommes en position de faiblesse : nous sommes devenus des personnes dépendantes des institutions qui nous tuent, moins organisées qu’elles, plus jeunes, moins présentes…

Le système va même jusqu’à nous fournir les outils pour le contester dans le but de cadrer le combat qui est mené à son encontre. On peut facilement l’observer quand certaines stratégies sont mises en avant au mépris de certaines autres, diabolisées ou occultées. Eh oui, toutes les techniques de luttes privilégiées – autorisées ! –  par le système ont pour constante de dépendre de lui d’une manière ou d’une autre. C’est justement le problème que nous voulons souligner ici : le système ne mettra jamais à disposition des stratégies qui le mènent à sa propre fin, et il n’y participera pas non plus. Si nous voulons mener une lutte efficace contre le système, alors évitons-le du mieux possible et osons, aujourd’hui, critiquer l’intermédiation comme mode d’action.

 

De l’intermédiation comme mode d’action

 

L’intermédiation, qu’est-ce que c’est au juste ? C’est un truc qu’on ne théorise pas, ou trop peu, et que l’on perçoit pourtant partout lorsqu’on cause de « lutte » avec des libéraux de gauche, des marcheurs et marcheuses pour le climat, des verts encarté.es, et à peu près toute personne non-initiée qui se découvre une sensibilité à la cause écologique. C’est assez simple, en vérité : on comprend l’intermédiation comme le fait de compter sur un intermédiaire (que ce soit une personne, un produit, une entreprise, une institution…) pour obtenir un résultat dans une démarche – ici, en l’occurrence, la lutte. Et si l’objectif de la lutte consiste justement à s’affranchir de l’intermédiaire, alors il n’y a pas plus contre-productif que de mettre un intermédiaire entre cette démarche et son résultat. Mais… détaillons plutôt les différents moyens d’intermédiation qui nous sont proposés et voyons en quoi ils rendent la lutte inefficace.

 

Premier d’une longue série : le boycott, buycott et tout autre « choix de consommation »

 

La grosse idée derrière le boycott, le buycott, la consommaction, et autres, c’est que “chaque fois que vous dépensez de l’argent vous votez pour le type de monde que vous voulez” (Anna Lappé). En gros, l’option d’un monde qui n’est pas basé sur la consommation n’est même pas envisageable. Ces pratiques pourraient, soi-disant, vous permettre d’opérer des changements auprès des industriels, des marchands, des institutions… Dans les faits, cette stratégie place le vendeur au centre même de la démarche, il devient l’intermédiaire par lequel on va passer pour agir, tout en étant celui de qui on espère obtenir un résultat. Ce qui constitue, en somme, un cas flagrant d’intermédiation, voire, là, de soumission.

Demander un peu de bonté à son geôlier au lieu de chercher à le destituer, ça sonne un peu syndrome de Stockholm tout de même. Et en plus de nous maintenir dans une position de faiblesse et de dépendance, ces actions font exactement l’inverse de ce qu’elles proposent :

En effet, ce qu’il faut mettre en lumière, c’est que les choix de consommation, quels qu’ils soient, participent nécessairement au renforcement de ceux qui possèdent les moyens de production (le capital). Pourquoi ? Car ils permettent de transformer l’« éthique », le « vert », l’« éco-responsable », en qualités marchandes. De la sorte, en privilégiant un produit par rapport à un autre, les individus participent joyeusement à déterminer quelles marques de vêtements sont acceptables, vers quel fournisseur d’électricité il faut se précipiter, quelle voiture n’est pas une voiture de « gros connard » … Encore et toujours plus de modes et de normes ! Ça revient, en fait, à faire de la publicité, du lobbying bénévolement pour les vendeurs de solution verte, qui sont accessoirement les créateurs du problème initial.

Cela crée également une division entre la population capable de suivre ces nouvelles normes et celle qui ne le peut pas, pendant que les industries restent inchangées et impunies, avec toujours plus de profit à la clé. Résultat des courses : pas une seule égratignure pour la logique consumériste. Elle n’est pas belle, la vie ?

Ceci étant dit, reprenons point par point :

  • On ne détruit pas la société de consommation en consommant. On n’évince pas le productivisme en continuant de produire. Les choix de consommation permettent, finalement, de déplacer le pouvoir des producteurs actuels vers des producteurs plus « éthiques », que les consommacteurs auront désignés lors d’un choix éclairé à la lumière des différentes propagandes proposées par les divers chiens de garde du système. Évidemment, ces nouveaux détenteurs du pouvoir symbolique peuvent désormais piller les ressources et exploiter les populations en toute tranquillité, puisqu’ils sont appuyés par l’éthique et la « responsabilité » des consommateurs et consommatrices avisés… des bourgeois·es, principalement.

 

  • En outre, puisqu’il s’agit de consommer, donc de dépenser autrement son argent, prôner ce mode d’action et en faire un « must » consiste également à mettre en œuvre une division entre les individus, à faire une – grave – distinction entre ceux qui sont capables de « bien » consommer et ceux qui en sont incapables. Et tourner le projecteur de la honte vers les mauvais consommateurs, c’est procéder à une forme de ségrégation quelque part. Oui, car, de toute évidence, cette « lutte » n’est pas une accessible à toutes et tous : changer de voiture pour une électrique, consommer bio, se fournir en électricité verte, acheter des habits éthiques… Seule la classe bourgeoise peut prétendre à ce mode de vie « parfait » (qui ne l’est absolument pas, rappelons-le). Pour donner un ordre d’idée, selon l’INSEE et l’Observatoire des inégalités, en 2015, 15% de la population en France vivait en dessous du seuil de pauvreté, et selon une étude menée en 2018 par le Secours Populaire Français, 27% des personnes interrogées ne pouvaient pas consommer des fruits et des légumes frais tous les jours. Renforcer les inégalités, les creuser jusque dans la lutte, voilà peut-être le seul vrai impact social visible que provoque la consommaction.

 

  • Du côté de la promesse éthique et éco-responsable, la fameuse, les résultats ne sont pas au rendez-vous non plus. Remplacer l’outil sans abolir l’acte ne changera absolument rien, c’est un fait : la déforestation avec une tronçonneuse solaire, c’est la déforestation quand même. Produire des fairphones demandera toujours l’extraction de métaux rares ; que ce soit au Congo, en Chine ou au Brésil, à partir du moment où il y a mine, il y a destruction d’écosystème et exploitation de populations (en plus de leur mise en danger physique) dans toutes les étapes de la chaine de production. Un autre exemple : si, comme l’espèrent beaucoup de partisans de la consommation responsable, on se mettait toutes et tous à manger bio, cela demanderait tout de même une agriculture intensive mortelle pour la terre, le transport de marchandises sur des longues distances, la mainmise sur les denrées alimentaires par un petit groupe d’individus-producteurs… Et on pourrait continuer la liste des travers engendrés pendant encore longtemps, très longtemps. Tout ça pour dire qu’en définitive, la production globalisée est foncièrement nocive, et ne peut fondamentalement pas être écologique. Peu importe de quelle manière elle est exercée.

 

  • Toujours concernant le manque d’efficacité de ces modes d’actions, soulignons le fait que le boycott s’effectue trop souvent contre un produit (ou un service) en particulier et ne va que très rarement critiquer une industrie dans son fondement même. Et nous l’avons déjà évoqué plusieurs fois : tant que les têtes de l’hydre peuvent repousser, elle continuera de vivre. Choisir de ne pas contribuer à l’industrie des manteaux fourrures en vison, en loup ou en chinchilla, ne servira absolument à rien, dans l’absolu, si on continue à favoriser des moyens de transports ou des industries qui détruisent l’habitat naturel de ces espèces et poussent à leur extinction. Au même titre que cibler le boycott sur le Coca-Cola, quand bien même aboutirait-il et que plus personne n’en consommerait, cela n’empêchera ni la production de milliards de tonnes de plastique pour les bouteilles d’autres boissons industrielles (dont une bonne partie appartient à The Coca-Cola Company), ni le pillage de l’eau, ni l’industrie chimique qui produit entre autres des ingrédients pour les sodas. Les entreprises qui sont généralement combattues, comme Monsanto, Vinci, Coca Cola ou McDonald, sont des corollaires du capitalisme. Choisir d’en faire tomber une plutôt qu’une autre, ce n’est pas s’attaquer au cœur du problème. À quoi bon essuyer éternellement les gouttes si on ne ferme pas la vanne une bonne fois pour toute ?

 

  • Enfin, l’idée qui nous semble la plus importante et que l’on développe en amont depuis le début de ce texte, c’est que ces modes d’action ne remettent aucunement en cause le système de dépendance dont il est question. Intermédiation quand tu nous tiens… tu ne nous lâches plus. Demander aux entités dont nous sommes dépendant·es d’améliorer les conditions de notre dépendance traduit en fin de compte du souhait de rester dans une illusion de lutte et de ne pas rompre définitivement avec les privilèges offerts par le système. C’est admettre notre dépendance, participer aux moyens de notre soumission. On le voit de plus en plus clairement, désormais : la seule solution valable est la scission totale, sans condition, avec ces entités. Il faut prendre conscience que notre véritable pouvoir politique n’est pas notre pouvoir d’achat et qu’il réside, au contraire, dans tout ce qui n’est pas organisé par les institutions capitalistes en place.

 

Ce que nous cherchons à combattre, ce sont les logiques productivistes et consuméristes. C’est l’idée même de société de consommation, qui nous réduit à une condition servile de producteur/consommateur de marchandises. Ce sont les marchands et leur monde. Cette lutte ne sera pas efficace tant que nous continuerons de valider leur existence, tant que nous utiliserons les perches qu’ils nous tendent pour qu’ils « s’améliorent dans leur pratiques » à coup de peinture verte et de RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises).

Dans une optique de démantèlement du système, il convient d’une part de s’attaquer au fonctionnement même de celui-ci, par exemple en ciblant la chaine d’approvisionnement ou de distribution, plutôt que de choisir le produit bio de la gamme proposée. D’autre part, la mise en place d’alternatives est indispensable. Des espaces de gratuité, d’échange, de don, d’autonomisation, qui permettent une sortie complète de la logique marchande et qui posent les bases d’un autre monde, où nous ne serons plus dépendant·es de nos maîtres et de leurs institutions pour vivre.

Madiane Hammouche, Hugo Desprez

 

Retrouvez l’intégralité de la série Homo Economicus

 

Pour aller plus loin | Sources

Adresse à tous ceux qui ne veulent pas gérer les nuisances mais les supprimer

Oser critiquer l’individualisme généralisé

BALSIGER Philip, Sociologie plurielle des comportements politiques, Chapitre 7 La consommation engagée

DUBUISSON-QUELLIER Sophie,  Dans Les Grands Dossiers des Sciences Humaines

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